« Votre meilleur ami, c’est vous ! » Qui n’a pas déjà entendu cette petite phrase bien connue des coach et adeptes des feelgood thérapies ? Qualité de vie, bien-être à l’école, au travail et bienveillance sont désormais des indicateurs – et des termes – dont tiennent compte aussi bien les pouvoirs publics que le système éducatif et évidemment les professionnels du management.
Cette exhortation à être heureux se décline d’ailleurs dans nos modes de vie : faire du sport, mieux manger, méditer, se relaxer, trier ses déchets, acheter bio et équitable, prendre soin de soi, écouter ses envies, être inspiré, analyser ses émotions…
Or, « le bonheur est-il cet objectif suprême que nous devrions tous nous efforcer d’atteindre ? » s’interrogent les chercheurs Éva Illouz et Edgar Cabanas dans leur ouvrage « Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies », paru le 23 août aux éditions Premier Parallèle. Ils dissèquent ce phénomène de société devenu une véritable tyrannie et surtout une industrie juteuse. Extraits issus de l’introduction et de la conclusion.
Ces dernières années, de nombreux écrits ont été consacrés à la question du bonheur, sous un angle critique, que ce soit par des sociologues, des philosophes, des anthropologues, des psychologues, des journalistes ou des historiens. Parmi les plus notables – et qui ont inspiré ces pages –, on pourra citer les travaux de Barbara Ehrenreich et Barbara Held consacrés à la tyrannie de la pensée positive, les analyses de Sam Binkley et William Davies des rapports entre bonheur et marché, ainsi que les réflexions de Carl Cederström et André Spicer sur l’idéologie du bien-être.
Si le présent ouvrage apporte une contribution à l’actuel débat, très vivace, sur le bonheur, c’est en vertu de sa perspective sociologique critique. Nous nous sommes appuyés ici sur les travaux que nous avons précédemment menés – des travaux consacrés aux émotions, au néolibéralisme et à la culture thérapeutique –, en creusant certaines idées déjà exposées ailleurs et en en introduisant de nouvelles, notamment quant aux rapports entre la poursuite du bonheur et les modalités d’exercice du pouvoir dans les sociétés capitalistes néolibérales.
Le terme « happycratie », que nous avons forgé, souligne la visée principale de ce livre, qui s’attache avant tout à montrer comment, à l’ère du bonheur, sont apparus, de concert avec une nouvelle notion de la citoyenneté, de nouvelles stratégies coercitives, de nouvelles décisions politiques, de nouveaux styles de management, de nouvelles obsessions individuelles et hiérarchies émotionnelles.
Le bonheur, un marché très juteux
[…] Poursuivre le bonheur, c’est avant tout, aujourd’hui, contribuer à la consolidation de ce concept en tant que marché très juteux, industrie et mode de vie consumériste envahissant et mutilant. Si le bonheur est devenu un moyen de gouverner notre vie, c’est parce que nous sommes devenus les esclaves de cette quête obsessionnelle.
Ce n’est pas le bonheur qui s’est adapté à nous, au clair-obscur et à la complexité de notre vie, aux ambiguïtés de nos pensées, mais bien le contraire : c’est nous qui nous sommes adaptés servilement à cette logique consumériste, qui avons consenti à ses exigences idéologiques aussi tyranniques que masquées, et qui avons accepté sans barguigner ses postulats étroits, réductionnistes et psychologisants. En prendre conscience pourrait causer une douloureuse déception chez certains, au regard des attentes que les chantres du bonheur ont fait naître. Mais ne pas en prendre conscience, ne pas envisager ces questions sous un angle critique, c’est laisser la voie libre à la grande machinerie du bonheur.
Nous admettons volontiers que la science du bonheur puisse aider certaines personnes, que certains de ses conseils et de ses méthodes permettent effectivement à certains de se sentir mieux, et nous pensons même que le bonheur est une notion digne d’être étudiée, à la condition d’adopter pour ce faire une perspective véritablement scientifique.
Mais nous ne pensons pas que le bonheur soit ce bien suprême, qui va de soi et que prétendent avoir découvert tous les « experts » dont il a été question dans ces pages. Bien au contraire, dans sa forme et ses usages actuels, le bonheur est un puissant outil pour les organisations et les institutions – un outil qui leur permet de construire des travailleurs, militaires et citoyens bien obéissants. À notre époque, l’obéissance adopte la forme d’un travail sur le moi et d’une maximisation de ce moi.
Un instrument au service du pouvoir contemporain
Aux XVIIIe et XIXe siècles, la revendication au bonheur avait un parfum de transgression ; la ruse de l’Histoire a fait ensuite de ce bonheur un instrument au service du pouvoir contemporain. S’il était d’une telle évidence, comme l’ont infatigablement affirmé les scientifiques du bonheur, nous n’aurions pas besoin de spécialistes pour l’approcher. Et quand bien même s’imposerait un jour la nécessité d’un savoir-faire en la matière, il nous semble qu’il est chose trop importante pour être abandonné à une science réductionniste, incertaine, se caractérisant par des préjugés idéologiques, par un manque total d’autonomie par rapport au marché et à la politique technocratique, qui la recycle sans grands scrupules, et par sa promptitude à se prosterner devant le monde de l’entreprise, celui de l’armée, et l’éducation néolibérale.
Tout incite à se méfier de ceux qui prétendent détenir les secrets du bonheur.
[…] De façon plus fondamentale encore, s’il nous faut absolument nous méfier des apôtres du bonheur, c’est parce qu’en dépit de leurs sempiternelles promesses de nous remettre les clés de la bonne vie, ces clés restent et resteront parfaitement introuvables. Alors qu’il est bien difficile de déterminer le nombre exact de personnes qui sont persuadées d’avoir concrètement bénéficié de leurs conseils, les praticiens de la psychologie positive, les économistes du bonheur et les autres professionnels du développement personnel ont touché et continuent de toucher de leur activité des revenus absolument considérables.
Façonner le bonheur, un métier
Nous avons également toutes les raisons de croire qu’il n’y a pas de secret d’ordre psychologique. Certes, nous avons souvent entendu dire que la psychologie détenait les clés de la compréhension de phénomènes sociaux importants, qu’il était possible de comprendre les mécanismes de la maltraitance en « pénétrant l’esprit » du bourreau, les ressorts du succès en « pénétrant l’esprit » de la personne à qui tout réussit, les mécanismes du meurtre en « pénétrant l’esprit » de l’assassin, de l’amour, de la religion et du terrorisme en « pénétrant l’esprit » de l’amoureux, du religieux et du terroriste, etc.
De la même façon, les apôtres de la psychologie positive sont convaincus de pouvoir comprendre le bonheur en « entrant dans la tête » de la personne heureuse. Il semble que les psychologues en général et les apôtres de la psychologie positive en particulier s’efforcent de répéter inlassablement leur propre histoire, avant tout sans doute pour ne pas avoir à trop s’y intéresser – pour ne pas avoir à trop s’intéresser à leurs excès passés, à leurs origines culturelles et à leurs dettes idéologiques.
Les tenants de la psychologie positive et les scientifiques du bonheur ne se contentent pas de le décrire : ils le façonnent et le prescrivent. Que le portrait-robot de la personne heureuse dessiné par eux corresponde point par point au portrait idéal du citoyen néolibéral n’a échappé à personne, et nous avons montré les ressorts et les implications d’un tel chevauchement.
Bien sûr, la science sociale n’est pas imperméable aux influences idéologiques et économiques, mais c’est dans le champ de la science du bonheur – dont les alliances institutionnelles et les liens avec la politique et le marché crèvent les yeux – que celles-ci peuvent s’observer dans toute leur puissance, comme nulle part ailleurs.
Du bon sens
Alors qu’aucune science n’est infaillible, les scientifiques et spécialistes du bonheur s’expriment souvent comme s’ils l’étaient, parlant à n’en plus finir de « découvertes révolutionnaires », de « preuves irréfutables » ou encore d’« acquis incontestés ». Il est vrai que tout ce qu’ils disent n’est pas faux. Le problème est qu’ils se contentent très souvent de reformuler dans un jargon sentencieux et solennel ce qui est tout simplement – dans le meilleur des cas – du bon sens. Le problème est surtout que ces lieux communs sont accueillis avec une surprenante facilité par de nombreuses personnes très disposées à y croire, en dépit du vaste corpus scientifique qui met en garde contre elles, solides arguments à l’appui.
C’est précisément cette attention d’une partie de l’opinion publique dépourvue d’esprit critique qui permet à tous ces professionnels de résister opiniâtrement aux critiques de fond dont ils sont l’objet. Une telle attention dénuée de tout recul peut certes se comprendre : on l’a vu, ce que recherchent fiévreusement maintes personnes, particulièrement lorsque les temps sont durs, c’est de l’espoir, de la puissance et de la consolation.
Mais le bonheur n’est pas l’espoir et moins encore la puissance – en tout cas pas la vision réductionniste, psychologisante et hégémoniste que s’en font ces chercheurs et ces spécialistes. C’est pourquoi il importe absolument de tourner le dos à une telle conception, et surtout de remettre en question les dangereux postulats qui la sous-tendent et qui sous-tendent d’ailleurs d’autres idéologies, qui sont elles-mêmes à l’origine des difficultés qui affligent notre époque. Comme a pu l’écrire Terry Eagleton, il est sûr que nous avons besoin d’espoir, mais nous n’avons certainement aucun besoin de l’optimisme tyrannique, conformiste et presque religieux qui accompagne désormais l’idée de bonheur.
L’espoir dont nous avons besoin se fonde sur l’analyse critique, la justice sociale et une politique qui ne soit pas paternaliste, qui ne décide pas en notre nom de ce qui est bon pour nous et qui, loin de vouloir nous épargner les difficultés de la vie, nous y prépare – non en tant qu’individus isolés mais en tant que société.
[…]
L’industrie du bonheur qui cherche aujourd’hui à prendre le contrôle de nos subjectivités est l’équivalent contemporain de la « machine à expériences » de Robert Nozick, qu’un Aldous Huxley put en son temps mettre en scène à sa façon, à travers le roman.
Cette industrie du bonheur ne fait pas que perturber et brouiller notre capacité à connaître les conditions qui façonnent nos existences ; elle rend aussi nulle et non avenue une telle capacité. Ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies.