Nous l’appellerons Sophie. Le portrait que nous allons dresser de cette jeune personne pourrait être celui de n’importe laquelle des femmes qui entrent, sans le savoir, dans le spectre autistique. Parce qu’elles sont intelligentes, parce qu’elles sont habituées à compenser des difficultés de communication dont elles n’ont pas forcément conscience, ces femmes passent à travers les mailles du filet encore trop lâche du dispositif national de diagnostic.
La journée mondiale de sensibilisation à l'autisme, organisée le 2 avril à l'initiative des Nations Unies, se concentre pour la première fois sur l'autonomisation des femmes et des filles autistes. A cette occasion, la question préalable du sous-diagnostic chez les femmes mérite d’être posée : combien sont-elles à ignorer ainsi leur différence neurodéveloppementale ? Les études font état d’1 femme pour 9 hommes avec le diagnostic d’autisme dit « de haut niveau », c’est à dire sans déficience intellectuelle. Si l’on compare au ratio d’1 femme pour 4 hommes observé dans l’autisme dit « de bas niveau », où elles sont mieux repérées, on peut penser que beaucoup manquent à l’appel.
Sophie, donc, passe aujourd’hui un entretien d’embauche. À la voir tortiller nerveusement une mèche de ses cheveux, on pourrait la croire anxieuse, comme tout un chacun en pareilles circonstances. On aurait tort. Sophie est en réalité au bord de la crise de panique. À 27 ans, elle vient de perdre son job de vendeuse – le huitième en trois ans – car elle cumulait les erreurs de caisse. Elle qui a tant aimé ses études en mathématiques, à la fac, en ressent une honte indescriptible. Elle espère que le recruteur ne lui posera pas trop de questions à ce sujet car elle ne trouve aucune justification à ses échecs professionnels et se sait incapable d’en inventer une.
Elle a appris la compta seule, le soir chez elle
Son souhait est exaucé, l’homme l’interroge sur son parcours universitaire. Soulagée, Sophie se lance avec enthousiasme sur son sujet de mémoire, la modélisation météorologique. Mais il la coupe en plein élan, visiblement agacé. Il veut savoir pourquoi elle postule comme aide-comptable intérimaire alors qu’elle n’a ni expérience, ni formation. Bien que son rythme cardiaque grimpe à une vitesse affolante, Sophie parvient à se composer un visage impassible, expliquant qu’elle a appris la compta seule, le soir chez elle. Elle décrit l’excellent MOOC (cours en ligne) qu’elle a déniché le mois dernier sur le site du Conservatoire National des Arts et Métiers et raconte comment une de ses questions à l’enseignant, posée via le forum, a suscité un débat passionnant sur le concept d’amortissement.
Sophie n’est pas très douée pour deviner ce que pensent les gens mais elle comprend néanmoins, à la manière dont le recruteur la toise, qu’il la prend pour une menteuse. Accablée, elle sent ses dernières forces la quitter. Maintenant elle voit les lèvres de son interlocuteur remuer, mais sans réussir à capter le sens de ses paroles. Dix minutes plus tard, la voilà sur le trottoir, incapable de dire de quelle façon elle s’est retrouvée dehors. Elle tremble et retient des larmes de rage. Comment peut-on être aussi nulle, aussi pitoyable, se maudit-elle.
Elle monte dans un bus bondé, se sent vaciller sous les effluves mélangés des parfums de ses trop proches voisins. Un brusque coup de frein lui fait perdre l’équilibre en même temps que le crissement lui vrille les tympans. Dans sa chute, Sophie bouscule un autre passager. Alors elle se confond en excuses, sort précipitamment du bus, trébuche à nouveau et s’écroule sur le trottoir. Elle pense « Je dois me relever, tout le monde me regarde », mais son corps n’obéit pas. Elle ne voit plus rien, incapable de réaliser que ce sont ses propres larmes qui l’aveuglent. Quelqu’un appelle les pompiers. Sophie se réveillera en hôpital psychiatrique, d’où elle sortira avec un diagnostic erroné de trouble psychique et des médicaments à forte dose qui ne résoudront aucun de ses problèmes.
L’originalité de ses raisonnements, son goût pour la solitude, l’intensité de ses passions
L’histoire de Sophie est typique des vies chaotiques menées par les femmes autistes non diagnostiquées car relevant de la partie du spectre où les signes sont le moins visibles. Malgré des capacités cognitives impressionnantes, comme l’aptitude à aborder en autodidacte un champ de connaissance totalement nouveau, Sophie n’a aucune idée de ses talents et les autres ne les perçoivent pas non plus – ou rarement. En revanche, baignant dans un environnement social qui critique vivement toutes ses spécificités, comme l’originalité de ses raisonnements, son goût pour la solitude ou l’intensité de ses passions, Sophie a une conscience aiguë de ce qu’elle ne parvient pas à faire.
Si Sophie pouvait recevoir le diagnostic d’autisme de haut niveau qui lui correspond, elle comprendrait enfin son propre fonctionnement. Elle pourrait se rapprocher d’autres autistes adultes et tirer avantage de l’expérience de ses pairs pour apprendre à surmonter ses difficultés.
L’autisme se caractérise par des difficultés sociales et de communication, ainsi que des centres d’intérêts spécifiques dont les personnes peuvent parler pendant des heures (chez Sophie, la modélisation météorologique) et des comportements stéréotypés. S’y ajoutent des particularités dans les perceptions, par exemple une hypersensibilité aux odeurs et aux bruits ou, à l’inverse, un moindre ressenti de la douleur. Il concerne environ 1 personne sur 100.
70 % des autistes ont une intelligence dans la norme, voire supérieure. On qualifie généralement cette forme d’autisme de haut niveau, bien que la dernière version de la « bible » des troubles psychiatriques, le DSM 5 (Diagnostic and statistical manual of mental disorders) ait supprimé les anciennes catégories, notamment le syndrome d’Asperger dont Amélie Tsaag-Valren, autiste elle-même, a rédigé le très complet article Wikipédia. Le terme d’Asperger continue cependant à être utilisé, même si tous les cas d’autisme sont aujourd’hui regroupés à l’intérieur d’un unique spectre autistique et classés du plus sévère au moins sévère en termes de handicap.
Bénéficier d’un soutien adapté tout au long de sa scolarité
Si, encore mieux, Sophie avait reçu le diagnostic d’autisme dès l’enfance, elle aurait pu bénéficier d’un soutien adapté tout au long de sa scolarité, ainsi que le prévoit la loi. Cet accompagnement l’aurait rendue moins vulnérable, lui donnant par exemple les moyens de se défendre contre le harcèlement dans la cour de récréation, ou encore en facilitant ses apprentissages grâce à une pédagogie adaptée à son fonctionnement intellectuel. Cet accompagnement lui aurait épargné bien des souffrances inutiles. À l’âge adulte, elle aurait bénéficié de droits sociaux tels que le statut de travailleur handicapé, qui facilite la recherche d’un emploi adapté. L’existence de Sophie aurait été plus simple et elle se serait sentie bien plus en paix avec elle-même.
Seulement, Sophie cumule deux difficultés. Non seulement elle est autiste, mais elle est, en plus, du sexe féminin. Si la procédure diagnostique est déjà hasardeuse pour les hommes, elle se révèle souvent un véritable parcours du combattant pour les femmes. Historiquement, l’autisme a d’abord été considéré comme une condition ne touchant qu’exceptionnellement le sexe féminin. Cette idée fausse, issue de l’étude pionnière menée en 1943 par Léo Kanner (le psychiatre qui l’a décrite le premier) a été renforcée par l’approche psychanalytique qui a longtemps prévalu. C’est donc sur une population de garçons que se sont construits les critères définissant les symptômes autistiques.
Par la suite, lorsque la science a pris le pas sur la psychanalyse dans l’étude de l’autisme, les recherches ont majoritairement été menées sur des groupes d’enfants de sexe masculin, réduisant d’autant les chances de reconnaître les manifestations autistiques féminines. Cette sous-représentation des sujets féminins, fréquente dans d’autres domaines de la science et de la médecine, est aujourd’hui lourde de conséquences.
Des scores comparables aux tests entre les filles et les garçons
En effet, pour poser un diagnostic de troubles du spectre autistique (TSA), médecins et psychologues s’appuient sur des critères quantitatifs évalués à l’aide de tests ou de questionnaires, mais aussi des critères qualitatifs, comme des centres d’intérêt spécifiques, des gestes stéréotypés, un regard fuyant, des troubles du langage ou l’isolement. Or, si les filles autistes ont des scores comparables à ceux des garçons aux tests et aux questionnaires, la présentation clinique de leur condition est différente, du moins dans les cas où le langage est acquis.
Grâce à des stratégies d’imitation sociale, par exemple, les filles autistes parviennent mieux à se faire des camarades que les garçons autistes ; elles ont des centres d’intérêt en apparence plus ordinaires que ceux des garçons autistes (les chevaux, plutôt que les plans de métro) ; elles présentent moins d’agitation physique mais souffrent plus souvent de troubles anxieux, moins spectaculaires ; elles parviennent mieux à camoufler leurs stéréotypies et les rituels qui les rassurent. En d’autres termes, elles sont des autistes plus discrètes, de sorte que les signes sautent moins aux yeux des familles, des enseignants et des médecins.
Cette discrétion toute féminine peut s’expliquer aussi bien par la biologie que par l’éducation, illustrant l’impossibilité de dissocier, ici, l’inné de l’acquis. Côté nature, les hypothèses avancées sont celles d’une cognition sociale plus performante chez les filles, ainsi qu’une meilleure aptitude à la prise en charge d’autrui (care, en anglais). Ce serait en raison des ces dispositions que les filles seraient plus attirées par ce qui relève de l’animé (chats, célébrités, fleurs…) et les garçons, par l’inanimé (voitures, robots, réseaux ferroviaires…).
Côté culture, l’éducation différenciée veut que les comportements socialement acceptables ne soient pas les mêmes si l’on est une petite fille ou un petit garçon. Quand bien même les enfants autistes sont plus résistants que les autres à cet enseignement, la pression à la conformité est telle qu’elle finit tôt ou tard par impacter leurs comportements, comme le raconte Gunilla Gerland dans son autobiographie. Petite, cette Suédoise détestait porter des bagues et des bracelets ; le contact avec le métal lui était insupportable. Constatant que les adultes ne pouvaient concevoir qu’une fillette n’aime pas les bijoux, elle s’était résignée à les recevoir en cadeau et même à remercier – pour les ranger aussitôt dans une boîte.
L’art du camouflage à son summum
Ainsi, plus la petite fille autiste grandit, plus augmente l’écart entre sa présentation clinique et celle d’un garçon. À l’âge adulte, elle a développé puis intériorisé des stratégies de compensation de ses déficits, portant parfois l’art du camouflage à son summum, ce qui justifie pleinement le terme de « handicap invisible » utilisé pour décrire certaines formes d’autisme de haut niveau. Il donne d’ailleurs son titre au récit en bande dessinée publié par Julie Dachez en 2016, « La différence invisible » (Delcourt).
Les femmes autistes sont de plus en plus nombreuses à découvrir leur condition sur le tard et font entendre leur voix. Depuis septembre 2016, l’Association francophone des femmes autistes (AFFA) milite pour la reconnaissance des spécificités féminines dans l’autisme. Enfin, à la croisée de la société civile et de la communauté scientifique, une société savante sur l’autisme chez les femmes est en cours de création, avec pour objectif d’établir un dialogue entre les chercheurs et les personnes concernées.
Un questionnaire spécifique pour les jeunes filles
De grands penseurs de l’autisme comme l’Autrichien Hans Asperger (qui donna son nom au syndrome), dès 1944, puis la Britannique Lorna Wing, à partir de 1981, considéraient pourtant la prévalence féminine comme importante. Mais c’est depuis quelques années seulement que la communauté scientifique s’est vraiment emparée du sujet.
Certaines recherches visent à mieux comprendre les spécificités de l’autisme chez les femmes. Ainsi, le recrutement de volontaires a démarré au début de cette année pour l’étude sur « l’autisme au féminin » menée par Laurent Mottron, professeur au département de psychiatrie de l’Université de Montréal (Canada) et Pauline Duret, doctorante en neurosciences, en collaboration avec l’équipe que je forme, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, avec Adeline Lacroix, étudiante en master de psychologie, elle-même diagnostiquée autiste.
D’autres recherches tentent d’adapter les outils de diagnostic au sexe féminin. Une équipe composée des scientifiques australiens Sarah Ormond, Charlotte Brownlow, Michelle Garnett, Tony Attwood, et de la chercheuse polonaise Agnieszka Rynkiewicz, finalise actuellement un questionnaire spécifique pour les jeunes filles, le Q-ASC (questionnaire for autism spectrum conditions). Ils ont présenté leurs travaux en mai dans un congrès à San Francisco (États-Unis).
Si on assiste à une première floraison de résultats intéressants, la recherche sur les spécificités féminines dans l’autisme pose pour le moment plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Cette perplexité constitue une étape nécessaire, favorable au progrès des connaissances, pourvu que les femmes concernées puissent contribuer à cette heuristique en donnant leur point de vue sur l’orientation des travaux.
Les citoyens eux-mêmes peuvent œuvrer dans le sens de l’objectif commun : que les petites filles autistes bénéficient à l’avenir des mêmes droits que leurs pairs masculins. En s’informant mieux sur les formes très différentes que peut prendre l’autisme, chacun peut agir pour que ces enfants et ces adultes trouvent leur place dans une société refusant l’exclusion et prônant précisément l’inverse, l’inclusion.
Adeline Lacroix, titulaire d’un master 1 de psychologie et elle-même diagnostiquée en 2014 autiste Asperger, travaille sur une revue de la littérature scientifique concernant les spécificités des femmes autistes de haut niveau. Dans le cadre d’une reconversion professionnelle, elle s’oriente vers la neuropsychologie et les neurosciences. Associée aux travaux de Fabienne Cazalis, elle a participé à l’écriture de cet article.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2018 dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr