Dans un précédent article paru en février 2020, je rappelais l’avertissement de la commission d’enquête destinée à évaluer la manière dont avait été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1) en 2009 :
« La défiance à l’égard de la vaccination constitue un défi pour l’avenir. Demain, il nous faudra peut-être faire face à une nouvelle pandémie à la gravité plus sévère. La mobilisation du corps social sera alors indispensable. Comment ferons-nous si l’on ne croit plus aux mesures de santé publique ? »
Cette interrogation me paraît aujourd’hui encore déterminante, alors que l’exécutif évoque la perspective de contraindre des professionnels de santé et du médicosocial à la vaccination, faute d’avoir su donner à comprendre la signification démocratique de cet engagement et de cette responsabilité.
Le contexte épidémique inquiétant, marqué par la montée de variants plus transmissibles, ainsi que les données, probantes, relatives à l’efficacité du vaccin pour limiter la transmission virale, plaident pour l’accentuation de la mise en avant de l’urgence vaccinale ainsi que de sa pertinence scientifique. Les avantages préventifs individuels et collectifs d’un vaccin auquel nous avons le privilège de pouvoir accéder sans restriction en France s’opposent en effet aux convictions, aux représentations, aux défiances et aux peurs des personnes qui refusent l’injection.
Avant d’évoquer les enjeux immédiats de la vaccination, je proposerai quatre constats pour tenter de cerner les réticences des personnes qui résistent aux prescriptions et aux injonctions, aussi fondées soient-elles.
Des professionnels de santé qui ne sont pas reconnus au sein de leur communauté
Le 3 juillet, 96 médecins ont appelé à la vaccination obligatoire des soignants. Constatant l’échec de leurs tentatives à convaincre les membres d’équipes soignantes rétifs à la vaccination, ils s’en remettent désormais au législateur pour prescrire ce à quoi ils ne sont pas parvenus. Selon eux, « Parce que c’est un devoir éthique de protection des personnes vulnérables dont ils ont la charge, tous les soignants doivent être vaccinés. »
Il s’agit là d’une forme de défaite dont on ne devrait pas minimiser la signification. Elle souligne en effet la crise de crédibilité qui affecte les autorités y compris médico-scientifiques, pourtant certainement plus fondées que des responsables politiques à légitimer une nécessaire vaccination.
Quelques jours plus tôt, le 30 juin 2021, les instances médicales de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), premier centre hospitalo-universitaire européen, diffusaient auprès des 100 000 collaborateurs du groupe un message d’alerte :
« Nous en sommes à 70 % de vaccination parmi l’ensemble de celles et ceux qui travaillent à l’AP-HP. Cela signifie que 30 % d’entre vous ne sont pas vaccinés. Actuellement, une cinquantaine de personnels de l’AP-HP se fait vacciner chaque jour. Cela signifie que pour couvrir toute l’AP-HP, il faudrait près de deux ans. (…) Nous entendons parfois dire “ je le ferai quand ce sera obligatoire ”. Mais faut-il vraiment subir l’obligation, plutôt que la devancer ? (…) Aujourd’hui, nous disons clairement que nous devons tous nous faire vacciner. Le plus rapidement possible. »
Ces efforts d’incitation et de persuasion n’ont pourtant pas abouti auprès des soignants qui les contestent. Ces derniers devraient être, plus que d’autres, en mesure de saisir les enjeux de la vaccination, ne serait-ce qu’en termes d’exemplarité, et parce qu’ils acceptent déjà 4 vaccins obligatoires (diphtérie, tétanos, poliomyélite et hépatite B). Mais bien que conscients des principes déontologiques encadrant leurs missions, ils restent rétifs à consentir à cette contrainte spécifique au vaccin du Covid-19.
Du reste, on pourrait arguer que depuis le début de la crise sanitaire, ils ont assumé leurs missions, y compris lorsqu’ils ne disposaient pas des moyens de protection indispensables à des pratiques exposées au risque viral… Rappelons cependant que, du 1er mars 2020 au 22 juin 2021, Santé publique France a dénombré 82 449 cas de Covid-19 chez les professionnels exerçant en établissement de santé (dont 20 175 infirmiers et 17 627 aides-soignants, représentant respectivement 24 % et 21 % des cas).
La question se pose ici des modalités d’accompagnement et d’explication d’une stratégie vaccinale qui a évolué dans un contexte incertain, parfois confus et contradictoire, dès son lancement le 28 décembre 2020.
Remise en cause de l’autorité scientifique
Ce premier constat en appelle un second. Le 29 janvier 2021, le Premier ministre a annoncé son refus de recourir à toute mesure de confinement, en dépit d’alertes épidémiologiques. Ce faisant, il a mis en cause l’autorité scientifique. Or c’est cette même autorité scientifique qui nous fait défaut aujourd’hui pour éclairer les décisions délicates (personnelles et collectives) auxquelles nous confronte une nouvelle menace de poussée épidémique.
Rappelons-nous l’avertissement formulé le 24 janvier dernier par Jean‑François Delfraissy, président du Conseil scientifique Covid-19 :
« Si nous continuons sans rien faire de plus, nous allons nous retrouver dans une situation extrêmement difficile, comme les autres pays, dès la mi-mars. »
D’autres enjeux auront toutefois prévalu sur ses analyses. Quand bien même en retardant à début avril les mesures réclamées fin janvier par les scientifiques, le gouvernement a alourdi le bilan de la pandémie en France de « plus de 14 000 décès, près de 112 000 hospitalisations, dont 28 000 en réanimation, et environ 160 000 cas de Covid-19 long supplémentaires », selon les estimations du quotidien Le Monde.
De quoi susciter une certaine circonspection à l’égard des arbitrages politiques, d’autant plus qu’ils sont décidés dans le confinement d’instances comme le Conseil de sécurité sanitaire, le chef de l’État s’attribuant des compétences en matière de santé publique, ou précipités, faute d’anticipation, comme c’est le cas en matière d’obligation vaccinale. La confusion des genres, et parfois le manque de loyauté, attisent les attitudes suspicieuses à l’égard des positions officielles.
Une défiance renforcée par les conditions du « retour à la normale »
Les conditions du dernier déconfinement en date n’ont pas fait davantage l’objet de concertation en société que celles du 11 mai 2020. Le 2e confinement du 29 octobre 2020 s’explique en grande partie par l’impréparation à une phase de résurgence de la pandémie qui imposait des mesures préventives. Comme en juin dernier, la liberté était proclamée et célébrée comme la délivrance de contraintes sanitaires qui avaient épuisé et dérouté nombre d’entre nous.
En ce début d’été, au moment des premières vacances, voilà que s’insinue la menace d’un horizon qui perturbe les plans gouvernementaux et met en cause des promesses peut-être imprudentes. Comment adopter la position ajustée aux circonstances, et accorder confiance aux instances qui semblent surprises et dépourvues alors qu’elles prétendaient imposer leur agenda au virus ?
Le 12 mai 2021, dans le document gouvernemental « Une stratégie et un agenda de réouverture », les étapes de sortie entre le 3 mai et le 30 juin sont décrites. La vaccination est évoquée sans mention incitative. Un développement est consacré à « La vigilance individuelle et collective enfin » insistant sur des mesures déjà bien intégrées au sein de la société : « La réussite de la réouverture repose sur l’implication de chacun. Cela suppose le respect par tous les Français, pour un temps encore, des gestes barrières et des règles de prudence qu’ils ont su adopter depuis plus d’un an. »
Dans ce document, aucune anticipation des éventualités identifiées le 6 mai par le Conseil scientifique Covid-19 : « À moyen terme, et en vue de la période estivale, les scénarios d’évolution restent ouverts et doivent être anticipés. Dans une hypothèse défavorable, en cas de quatrième vague, l’épuisement des personnels de santé n’offrira plus les mêmes capacités de prise en charge, en soins critiques en particulier. Si une vague intervenait pendant une canicule estivale, ces difficultés en seraient accrues. »
Il est significatif à cet égard que la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire n’évoque en rien l’éventualité d’une obligation vaccinale. De telle sorte que c’est in extremis, en évoquant le recours à des dispositifs obligatoires, que le gouvernement tenterait d’intervenir pour contrer une 4e vague pandémique dont seule la vaccination atténuerait les effets.
Observons que cette fois, l’exécutif s’en remet sans réserve à l’expertise scientifique pour cautionner un processus législatif favorable à la vaccination des professionnels. Rien à voir cette fois avec la gestion dite « politique » de la crise, qui avait notamment mené au « pari présidentiel » de renoncer à toute idée de confinement le 29 janvier 2021.
« Les Français sont désormais favorables à la vaccination obligatoire »
Dans un courrier adressé le 1er juillet 2021 aux présidents de groupes parlementaires, le Premier ministre les consulte à propos « des mesures de prévention et de gestion (…) permettant d’éviter d’imposer à nouveau des contraintes fortes aux Français ».
Jean Castex aborde clairement l’obligation vaccinale imposée aux professionnels exerçant dans un contexte qui favorise les risques de contamination (c’est notamment le cas dans les établissements de soins ou d’hébergement de personnes en situation de vulnérabilité). Cependant son interrogation est plus vaste, puisqu’il demande si les présidents de groupe estiment « que cette obligation devrait être étendue plus largement ». Le Premier ministre remarque en effet que
« de nombreuses personnes ne respectent pas l’isolement lorsqu’elles sont infectées par le virus. Ce constat pourrait conduire à nous interroger sur l’opportunité d’instaurer une obligation d’isolement, assortie de sanctions, comme nous l’avons déjà fait pour les personnes en provenance de certains pays à risque élevé. »
Depuis, la position du gouvernement s’est précisée, ne retenant plus dans son agenda qu’un texte législatif contraignant les seuls professionnels. Son application sur les soignants semble non seulement plus évidente que sur la population générale, mais qui plus est, sa valeur pédagogique ne doit pas être négligée.
Toutefois, rien n’indique que des professionnels se conforment à une mesure qu’ils pourraient considérer de nature à les stigmatiser, voire injuste. Cela d’autant plus que des mesures alternatives à la vaccination leur ont permis depuis des mois de prendre en compte la protection sanitaire de personnes vulnérables en établissement comme à domicile.
Le 1er juillet dernier également, un sondage Odoxa indiquait que les Français sont désormais « favorables à la vaccination obligatoire », près des trois-quarts (72 %) se déclarant favorables à la vaccination obligatoire des soignants, et près de six sur dix (58 %) y étant même favorables pour l’ensemble de la population.
C’est dire que pour l’exécutif, les questions de courage politique et de prudence ne constituent plus des entraves à la décision. Le reproche qui pourrait lui être fait est celui d’un attentisme discutable si l’on tient compte des positions scientifiques développées depuis l’énoncé de la stratégie vaccinale française.
Et ce d’autant plus que depuis quelques jours, l’Institut Pasteur et la Haute Autorité de Santé (HAS) ont produit les arguments attendus pour aborder sur des bases robustes la justification d’une obligation vaccinale.
« L’approche la plus efficace pour contrôler l’épidémie »
Le 30 novembre 2020 la HAS considérait que « La décision de rendre obligatoire une vaccination est d’autant plus justifiée sur le plan éthique que les connaissances sur les futurs vaccins et leur capacité à limiter la contagion du virus sont étendues ». Or, toujours selon l’institution, dans le cas des vaccins contre la Covid-19, cela n’aurait pas dû être le cas « avant un certain temps ».
Pourtant, sept mois plus tard, le 29 juin 2021, l’Institut Pasteur a présenté une étude dont les résultats justifient effectivement l’hypothèse d’une obligation vaccinale. Selon les auteurs de ces travaux, la vaccination est en effet « l’approche la plus efficace pour contrôler l’épidémie », car les personnes non vaccinées « contribuent à la transmission de façon disproportionnée : une personne non vaccinée a 12 fois plus de risque de transmettre le SARS-CoV-2 qu’une personne vaccinée ».
Le lendemain de la publication de cette étude, la HAS déclarait qu’à la lumière des données disponibles sur la protection conférée par les vaccins contre la transmission, « la vaccination des professionnels de santé et plus généralement de ceux qui sont en contact avec des personnes vulnérables revêt un enjeu éthique autant que de santé publique ». L’institution considère désormais qu’il est impératif que « leur couverture vaccinale progresse rapidement, sans quoi, face à une résurgence épidémique, la question de l’obligation vaccinale doit être rapidement posée en tout premier lieu pour les professionnels du secteur sanitaire, social et médicosocial qui ont été les cibles prioritaires de la vaccination dans les premières phases de la vaccination ». Elle n’exclut pas que selon l’évolution de l’épidémie, la réflexion sur l’obligation vaccinale s’étende à l’ensemble de la population.
Les positions des autorités sanitaires sont donc explicites à l’égard de la vaccination des professionnels ; elles délivrent les décideurs politiques de tout dilemme stratégique.
En ce qui concerne la population en général, dans sa position l’Institut Pasteur précise : « Cela suggère que, dans une population partiellement vaccinée, des mesures de contrôle qui ne seraient appliquées qu’aux personnes non vaccinées pourraient maximiser le contrôle de l’épidémie tout en minimisant l’impact sociétal. Cela soulève néanmoins des questions sociales et éthiques importantes qui doivent être discutées. »
Une pédagogie trop tardive
Respecter les libertés individuelles, l’autonomie des personnes, éclairer leur discernement par des arguments fondés, démontrés et pesés aurait nécessité une approche informative cohérente et une concertation publique. Là également nous avons été défaillants. Dès l’annonce des premiers vaccins fin juillet 2020 une pédagogie de la responsabilité partagée devait être mise en œuvre. L’objectif du chiffre diffère d’une mobilisation éthique et politique qui mérite mieux que des propos incantatoires.
Le discours médico-scientifique, comme les injonctions politiques, s’avèrent à bien des égards inopérants là où l’engagement relève de valeurs, de représentations, de convictions personnelles, d’un rapport de confiance et de solidarités entamées, et plus particulièrement là où les vulnérabilités de toute nature se sont avérées les plus fortes au cours de cette crise.
Depuis le début de la campagne de vaccination en France, 34 329 183 personnes ont reçu au moins une injection (soit 50,9 % de la population totale) et 23 839 666 personnes ont désormais un schéma vaccinal complet (soit 35,4 % de la population totale). Des chiffres encore éloignés des seuils permettant d’absorber la vague épidémique qui s’annonce.
Favoriser l’esprit de discernement et le sens des responsabilités
« “Obligation” n’est pas un gros mot quand il s’agit de vacciner contre la Covid-19 », affirmaient les membres de l’Académie nationale de médecine le 25 mai 2021.
L’argument est rationnel et strict, peu discutable :
« [L’obligation vaccinale] s’impose dans tous les cas où une vaccination efficace permet d’éliminer une maladie répandue, sévère et souvent mortelle. Avec un taux d’efficacité de 90 à 95 % contre les formes graves de la Covid-19, les vaccins actuellement homologués en France contre le SARS-CoV-2 remplissent les conditions qui permettent de recourir à l’obligation vaccinale face à une épidémie redoutable, en particulier socialement, que les mesures individuelles (gestes barrière) et collectives (couvre-feu, confinement) sont incapables de contrôler dans la durée. »
Professeur d’éthique médicale, je suis convaincu à la fois de la justification d’une vaccination accessible à tous, y compris au plan international (à ce jour 1,6 milliard de personnes ont accès aux 4,3 milliards de doses préemptées par les pays en capacité d’en assumer le coût), ainsi que de son obligation morale et déontologique – puisque tout indique aujourd’hui qu’une telle vaccination s’avère pertinente.
Je m’interroge néanmoins sur les modalités pratiques et les conséquences d’une légalisation de l’obligation vaccinale. En termes d’éthique, nous privilégions l’approche au cas par cas pour éviter des systématismes toujours discriminatoires à l’égard des personnes les plus vulnérables.
Dès lors que l’argumentation contradictoire est préférée au discours d’autorité et aux dogmatismes, les opinions se forment notamment à partir des interventions dans les médias. On constate que cette fois encore, ces derniers se sont substitués à l’organisation d’une concertation publique qui aurait été plus constructive, si l’État avait su produire une communication publique accessible à tous, notamment à propos des vaccins de nouvelle génération, dont la conception inquiète, y compris certains professionnels de santé.
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Nous disposons de quelques semaines pour proposer une approche en responsabilité d’enjeux qui concernent les libertés individuelles au regard des impératifs de santé publique. Il nous faut désormais aller plus avant dans une réflexion qui favorise l’esprit d’ouverture, de discernement et le sens des responsabilités, et ainsi tenir compte de la position des personnes aujourd’hui réfractaires à la vaccination qui, elles aussi, doivent être reconnues dans leur faculté d’assumer leurs décisions.
Pour ce qui me concerne, je préfère exercer le devoir démocratique de vaccination plutôt que de concéder à l’obligation vaccinale.
Emmanuel Hirsch, Professeur d'éthique médicale, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.