Cet article est publié dans le cadre du cycle de conférences Le progrès a-t-il un avenir ?, organisé par la Cité des sciences et de l’industrie , du mardi 15 au 26 mai 2018. Durant deux semaines, des groupes d’étudiants, un panel de citoyens et des scientifiques, historiens et philosophes, livrent leurs réflexions et débattent.
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Maitre de Conférences en Sciences de l’éducation, Université Paris 8 – Vincennes Saint-DenisMai 68 et son impact sur la psychiatrie se situent à plusieurs niveaux : il y a des conséquences sur un temps court et d’autres qui peuvent se repérer sur un temps plus long. Certains événements se déroulent comme pour d’autres professions sur les lieux de travail que sont les hôpitaux psychiatriques où plusieurs grèves éclatent.
Au niveau estudiantin, quelques réunions et des assemblées générales ont lieu en faculté de médecine et en faculté de psychologie. Le professeur de médecine, Jean Delay, le détenteur depuis plus de trente ans de la seule et unique chaire de pathologie mentale de Paris a été quelque peu chahuté puisque cet académicien apparaît comme l’incarnation du mandarin. Ces manifestations sont finalement assez modestes par rapport à l’ensemble du mouvement qui sévit tout au long du mois de mai.
Selon certains psychiatres, l’année 1968 a été cependant une année merveilleuse. Que s’est-il donc passé ? Pour ces psychiatres l’impact des événements a lieu à la toute fin de l’année, à travers la création du Certificat d’études spéciales de psychiatrie. La création de ce diplôme intervient dans le cadre de la loi de réforme de l’enseignement supérieur pilotée par le ministre Edgar Faure.
À 50 ans de distance on peut ne pas comprendre l’importance de cette décision ou en tout cas l’effet heureux qu’elle a provoqué. Il faut cependant savoir que cette création était demandée depuis près de vingt ans. Il n’existait pas en effet d’enseignement de psychiatrie proprement dit au sein des facultés de médecine mais un enseignement de neuropsychiatrie dans lequel la neurologie prenait trop de place aux yeux de psychiatres comme Henri Ey (1900-1977) qui n’avaient de cesse de rappeler que la connaissance du cortex était nécessaire mais n’était pas suffisante pour comprendre la maladie mentale dans la mesure où celle-ci n’était pas qu’une maladie du dysfonctionnement cérébral.
Sans entrer dans le détail des débats entre neurologie et psychiatrie si ce n’est pour dire qu’ils sont revenus au centre des discussions depuis plusieurs années, cette création permettait à Henri Ey et ses camarades de combat de se féliciter de cette année 1968 alors même que ce dernier n’était pas préparé à apprécier les revendications exprimées au cours des événements du mois de mai. Dans le prolongement de ce CES de psychiatrie, fut créé un CES de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent en 1972 venant ainsi redessiner le paysage des enseignements dispensés au sein des facultés de médecine.
Si je souligne ce point, c’est pour préciser que les événements de mai 1968 ont pu avoir des effets auxquels on ne songe pas spontanément. C’est aussi pour suggérer une certaine ambivalence des conséquences liées aux événements de cette période. En effet la psychiatrie semble gagner en légitimité alors même qu’elle aborde une période de vive tension qui dura jusque vers la fin des années 1970.
Mai 68 rentre à l’hôpital
Incontestablement les thématiques portées par les acteurs du mouvement de Mai 68 ne peuvent que résonner parmi les rangs des professionnels de la psychiatrie que ce soient les médecins comme les infirmiers. En effet la question d’une prise de parole de la part de celles et ceux qu’on n’entend pas, l’objectif de renverser ou de mettre à tout le moins en crise les hiérarchies et les autorités savantes sont autant d’éléments qui prennent un sens tout à fait concret en psychiatrie puisque le malade mental est privé de liberté et que les verticalités demeurent prégnantes parmi les équipes agissant au sein des hôpitaux psychiatriques.
Si on ne peut affirmer que Mai 68 transforme rapidement ces aspects et d’autres points de friction et de souffrance, cet appel à la liberté va permettre au moins de ne plus considérer comme naturel ce qui n’était que la force des habitudes et des traditions. Mai 1968 va ainsi accentuer des discussions déjà existantes dans les années précédentes et va amplifier des lignes de fractures déjà en cours de constitution au sein de la psychiatrie.
Les grèves dans les hôpitaux portent sur des revendications salariales mais elles engagent d’autres points telles que ces répartitions entre des tâches existantes au sein des équipes ou encore la manière de traiter les personnes internées dans des hôpitaux dont certains demeurent bien vétustes en dépit d’améliorations qui ont été menées depuis la décennie de la reconstruction.
Arrêter l’idéologie de l’enfermement, soigner !
C’est au cours du milieu des années 1960 que la psychiatrie française se lance dans des débats qui ont été en partie restitués par trois volumes dits Livre blanc de la psychiatrie qui s’apparentent à la fois à un cahier de doléances et à un programme d’action pour l’avenir. La thématique principale qui se dégage est de porter le soin sans passer par une sorte d’idéologie de l’enfermement comme préalable à la prise en charge. C’est aussi de rendre la maladie mentale moins spécifique et donc d’être prise en charge à travers une hospitalisation banalisée.
C’est tout le sens d’un texte signé par trois psychiatres qui suggèrent l’abolition de la loi de 1838 – qui régule l’hospitalisation des malades mentaux – quelques mois avant mai 1968 et qui, en dépit de sa portée radicale, passera quelque peu inaperçue alors même que les signataires sont parmi les psychiatres français les plus en vue de l’époque et que leurs propos auraient pu être plus nettement repris par l’esprit de changement qui sévissait en ce printemps 68.
Sans donner plus d’impact à Mai 68 qu’il a pu en avoir, il paraît pertinent de suggérer que ce moment particulier et inattendu a permis aux psychiatres les plus impatients face aux changements de mieux faire entendre leurs voix et leurs propositions.
Au moment de l’éclosion de la contestation estudiantine, on est en phase de mise en place du secteur psychiatrique qui est la grande affaire des ministres de la Santé et des psychiatres mais pas toujours pour les mêmes raisons ce qui favorise les ambivalences autour de ce terme et de sa traduction en actes.
Si la première tâche de la sectorisation est d’organiser l’accès aux soins sur l’ensemble du territoire national à partir d’un principe d’égalité (chaque Français doit être à distance raisonnable d’un lieu de soin psychiatrique), plusieurs psychiatres depuis le début des années 1960 cherchent à profiter de cette réorganisation pour pratiquer un soin différemment.
La discussion autour du secteur a réamorcé en quelque sorte le débat plus ancien sur l’hôpital psychiatrique. Que faire de cette structure, fatalité nécessaire pour les uns, pièce encombrante pour d’autres ? Plusieurs psychiatres tels que Lucien Bonnafé (1912-2003), Tony Laîné (1930-1992), Jacques Hochmann (1934) ou Roger Gentis (1928) pour n’en citer que quelques uns, cherchent à pratiquer leur métier de psychiatre sans avoir un recours massif à l’internement.
Ils s’inscrivent peu ou prou dans le mouvement dit de « psychothérapie institutionnelle » qui, dans sa diversité, réunit les réflexions et les initiatives les plus dynamiques à l’époque. Ce n’est pas 1968 qui l’a fait naître mais ce mouvement va profiter de ce que la psychiatrie et le psychiatre sont au centre de certaines critiques pour diffuser ses idées et jouer un rôle déterminant dans les années 1970 au niveau des pratiques de prises en charge des malades mentaux.
Critiques du psychiatre et antipsychiatrie
Toutefois l’apparition au cours des événements de Mai d’accusation contre les psychiatres assimilés à des policiers de l’esprit et à des gardiens des normes sociales vont rendre le travail de ceux qui croient dans la réforme du système de prise en charge possible plus délicat.
C’est bien au cours des années 1970 que les ambivalences d’un renouveau de la psychiatrie sont posées avec acuité par une frange plus radicale et sans aucun doute minoritaire. Si le terme d’antipsychiatrie a été retenu et a été volontiers utilisé en France c’est bien pour marquer cette ligne de fracture qui se dessine de plus en plus nettement au sein d’une psychiatrie dont la majorité de ses acteurs restent cependant solidement attachés à la mise en place d’un secteur psychiatrique vue comme la voie idéale d’un changement évitant à la fois le conservatisme des anciens et l’aventure radicale des plus jeunes.
Il n’en demeure pas moins que la remise en cause de l’hôpital psychiatrique attire une partie du corps social ; l’affirmation revenant à considérer comme dépassée la réforme de cette structure, pivot de toute action psychiatrique est adoubée par une minorité qui considère que l’évolution réelle se trouve dans la destruction de celui-ci.
En outre, la dénonciation du pouvoir psychiatrique, la critique du psychiatre présenté comme médecin autoritaire et paternaliste qui a marqué les premières accusations dans le prolongement de la critique générale des institutions et des autorités exprimées tout au long des événements de Mai se double, au début des années 1970, d’une critique axée sur le savoir du psychiatre. Elle est singulièrement déstabilisatrice.
Les revendications en terme d’autonomie des corps et des subjectivités qui émergent de la part du mouvement féministe puis du mouvement homosexuel, par exemple, vont placer la psychiatrie dans une position délicate. Le soupçon que celle-ci serait avant tout une discipline qui viendrait valider les normes sociales les plus traditionnelles circule avec une force sans véritable précédent.
Il est vrai toutefois que l’aspiration à la liberté des corps et à la contestation des pouvoirs normatifs favorisent l’intérêt des individus, au delà des luttes sociales menées en 1968, vers des thématiques aux résonances nouvelles. C’est ainsi que des interventions autour de l’inhibition, des désirs refoulés, de la liberté sexuelle contrariée s’invitent sur le devant de la scène.
Grâce au recul qui est le nôtre, il convient de souligner que ce qui est marquant pour l’observateur d’aujourd’hui est d’abord la radicalité de certains propos plutôt que l’ampleur d’un mouvement. Celui-ci ne se fait sentir que par vagues successives et demeure limité en France si l’on compare avec l’Italie par exemple.
La folie comme question sociale
Dans le prolongement de mai, la folie devient une question sociale et politique et les psychiatres ne sont dès lors plus les seuls à intervenir sur un domaine qu’ils présentaient parfois de manière technique et comme leur territoire exclusif.
La maladie mentale devient ainsi, bien que timidement, un objet de la sociologie grâce aux travaux par exemple du sociologue Robert Castel (1933-2012) tandis que ceux de son confrère des Etats-Unis, Erving Goffman (1922-1982), deviennent accessibles grâce à la traduction en français de son livre intitulé Asiles (1968), permettant de découvrir la lourde atmosphère de l’institution fermée.
Il est manifeste que le mouvement de mai 68 n’avait pas pour objectif d’ouvrir les portes des hôpitaux psychiatriques et de libérer la parole des fous. Mais en posant pleinement la question de la liberté des individus et du combat social au centre des revendications et des discussions, la psychiatrie n’a pu rester totalement indifférente à deux thématiques auxquelles elle s’est toujours confrontée : celle de la privation de liberté d’une part et celle et de la marginalité sociale du malade mental d’autre part. Comment prendre en charge et apporter du soin lorsque l’individu est placé dans une telle position de vulnérabilité ?
Dans les années 1970, on pouvait voir écrit « la liberté est thérapeutique » sur les murs des hôpitaux psychiatriques vacillants d’Italie. Une phrase magnifique, plein d’espoir qui apparaît cependant utopique à toute une partie de la profession psychiatrique et sans doute aussi du corps social.
La transformation de la perception sociale du malade mental ne pouvait se faire en quelques mois et s’avère une tâche singulièrement compliquée. Il était manifestement délicat de vouloir faire disparaître le malade mental même si celui-ci n’a plus tout à fait le même visage qu’hier puisque par exemple les déviants sexuels ne font plus partie des nosographies officielles.