Nos systèmes de santé sont en crise. La pandémie Covid-19 n’a fait que rendre plus aigu le besoin de revisiter les fondements sur lesquels de nombreux pays doivent faire face aux besoins de santé de leur population et de définir les niveaux de réponse afin de trouver les formes les plus efficientes.
L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) tente depuis plusieurs décennies de proposer une organisation qui définisse au mieux le rôle des services de santé et leur complémentarité. C’est dans ce contexte qu’est apparue en 1978, lors de la conférence d’Alma-Ata, la notion de « primary health care ». Ce terme a été traduit en langue française par l’expression « soins de santé primaires », souvent simplifiée de nos jours en « soins primaires ».
Or, cette traduction, bien ancrée dans le monde francophone, nous apparaît non seulement erronée, mais aussi source de nombreuses fausses interprétations. Son existence ne facilite pas la transformation majeure et nécessaire que doivent opérer nos systèmes de santé.
De quoi parle-t-on exactement, et comment faudrait-il le dire ?
À quoi correspond le concept de primary health care ?
Lorsque l’on parle de soins primaires, la première question à se poser est celle de leur définition : de quels soins parle-t-on ?
Pour l’OMS, les primary health care constituent
« une approche de la santé tenant compte de la société dans son ensemble qui vise à garantir le niveau de santé et de bien-être le plus élevé possible et sa répartition équitable en accordant la priorité aux besoins des populations le plus tôt possible tout au long de la chaîne de soins allant de la promotion de la santé et de la prévention des maladies au traitement, à la réadaptation et aux soins palliatifs, et en restant le plus proche possible de l’environnement quotidien des populations. »
Trois notions méritent d’être soulignées dans cette définition : un niveau de santé et de bien-être le plus élevé possible, une action le plus en amont possible et une proximité des interventions.
Ces points ont été complétés en 2018 lors de la déclaration d’Astana, signée par l’ensemble des États membres de l’ONU, et qui lie ces soins à la couverture sanitaire universelle d’une part, aux objectifs de développement durable d’autre part.
Enfin, ces soins sont en mesure, par leur proximité avec les populations, de lutter plus efficacement contre les iniquités en santé, y compris en se mobilisant pour participer pleinement à la préparation contre les futures crises ou pandémies.
Peut-on, dès lors, considérer que la traduction de primary health care transcrit de façon satisfaisante ces diverses facettes ?
Une traduction erronée
Rappelons tout d’abord que le terme « primaire » en langue française se traduit généralement en anglais par « elementary » ; l’école primaire est ainsi appelée dans beaucoup de pays anglo-saxons « elementary school ».
Selon l’un des dictionnaires les plus affûtés, « The American Heritage College Dictionary », le terme anglais primary signifie « first or higher in rank, quality or importance » et « principal ». Le Larousse en donne quant à lui deux traductions au terme : « premier ou principal » et « fondamental ».
Dans les notes de la traductrice du célèbre ouvrage de la pensée politique « Théorie de la justice » du philosophe américain John Rawls, considéré comme un texte fondamental de la philosophie politique, le terme « primary goods » est traduit par « biens premiers », et non par « biens primaires ».
À l’inverse, le terme « primaire » en français porte également selon le dictionnaire Le Robert une connotation plus négative : « simpliste et borné ».
On peut donc légitimement se demander s’il ne faudrait pas abandonner en français ce terme de primaire, qui n’exprime pas la dimension « principale » de primary et devient source de confusion, au bénéfice d’une terminologie plus fidèle au concept ?
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Parler plutôt de « soins de première ligne » ou « soins primordiaux »
En quoi ces considérations linguistiques peuvent-elles influer sur le système de santé ? L’enjeu n’est pas uniquement sémantique.
Le recours au terme « soins de première ligne » permettrait en effet de mieux caractériser l’étendue et, souvent, la complexité de ces soins, comme l’ont relevé des experts au Québec et en Belgique.
En optant pour une labélisation en lien avec le terme anglais originel, on positionne mieux la première ligne dans les enjeux actuels des crises des systèmes de soins. L’actualité nous confirme malheureusement régulièrement que nos systèmes de soins sont trop hospitalo-centrés. Cette situation est en lien avec une mauvaise perception des décideurs vis-à-vis de l’importance de la première ligne, qualifiée à tort de « primaire » et donc, moins valorisée et valorisante. Ainsi, faisant le bilan de 40 ans de mise en œuvre de ce concept dans les pays, l’OMS mettait en exergue en décembre 2019 :
« La traduction de la volonté politique en actes est une condition préalable essentielle à la réalisation des principes et des objectifs des soins de santé primaires »
Une autre option consisterait à parler de « soins primordiaux », ce qui comporterait l’avantage de mettre l’accent sur la nature essentielle des services qui sont inclus dans cette définition. Elle permettrait de remettre à l’endroit la pyramide des services, plaçant au centre du dispositif les activités (et donc les professionnels) qui sont au contact des personnes de manière régulière et proche.
Pour ne pas susciter de résistance de la part des soins prodigués par l’hôpital ou les spécialistes, qui, à juste titre, pourraient rétorquer qu’eux aussi font des soins primordiaux, tel un chirurgien qui opère une tumeur maligne ou un ophtalmologue qui traite un décollement de rétine, elle devrait être expliquée et mettre l’accent sur la nécessaire continuité et complémentarité des soins. Elle permettrait également de démontrer qu’une telle approche est de nature à soulager l’hôpital, actuellement en proie à un engorgement chronique du fait de l’absence d’une régulation organisée en amont.
Cette redéfinition des soins donnerait finalement des clefs pour les transformations de nos systèmes de santé, qui montrent dans de nombreux pays des signes inquiétants de vulnérabilité, notamment par la pénurie de professionnels de santé qui se dessine.
Elle permettrait de redonner un sens collectif à tous ces métiers. Elle valoriserait le travail en équipe et éviterait les dérives corporatistes. Elle offrirait une alternative à l’organisation en tuyau d’orgue de nos systèmes. Elle serait la réponse durable à la crise de l’hôpital, en facilitant des parcours plus fluides. Elle faciliterait la capacité de nos systèmes de santé à répondre aux défis de développement durable en participant à une moindre empreinte carbone. Enfin, elle faciliterait une appropriation de nos organisations sur les territoires de proximité, au profit des associations d’usagers et des collectivités territoriales, dessinant ainsi une véritable démocratie en santé.
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », disait Albert Camus. En poursuivant cette idée, nous pourrions ajouter, mieux nommer ce concept de « primary care », c’est participer au réconfort de nos systèmes de santé !
Laurent Chambaud, Médecin de santé publique, École des hautes études en santé publique (EHESP) et Jacques Cornuz, Professeur, docteur en médecine, tabacologue - Directeur général d’Unisanté, Université de Lausanne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.