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La désinformation sur l’alimentation, un problème de santé publique

Le ministre de la santé Yannick Neuder a annoncé en avril 2025 sa volonté de faire de la lutte contre la désinformation médicale une priorité de son ministère. On ne peut que se féliciter de cette décision qui vise à rétablir la rationalité scientifique face à la prolifération de fausses informations qui circulent aujourd’hui, notamment par l’intermédiaire des réseaux sociaux et des grandes plateformes numériques de partage de contenu.

Remise en cause de l’intérêt des vaccins, de certains traitements médicaux, discréditation des recommandations et des mesures scientifiquement étayées qui visent à lutter contre les comportements défavorables à la santé… La diffusion d’allégations remettant en cause les connaissances basées sur les recherches scientifiques peut avoir des conséquences en matière de prévention et de prise en charge des maladies au niveau individuel et collectif, comme le soulignent notamment des rapports de l’Organisation mondiale de la santé et du Parlement européen.

De ce point de vue, la nutrition est un terrain particulièrement propice pour la désinformation, en raison des dimensions affectives, émotionnelles, culturelles et sociales qu’elle comporte, lesquelles sont autant de portes d’entrée pour faciliter la pénétration des fausses informations.

Des enjeux économiques considérables

Le secteur de l’alimentation est au cœur de gigantesques enjeux économiques. Rien qu’en France, le chiffre d’affaires généré par les entreprises représentées par l’Association nationale des industries alimentaires (Ania) est estimé à 210 milliards d’euros par an, tandis que celui de la grande distribution s’élève à plus de 225 milliards d’euros par an.

Dans ce contexte, les grands acteurs économiques qui produisent et commercialisent des aliments souhaitent protéger leur rentabilité et leur croissance afin de maintenir ou d’augmenter leurs profits. Pour défendre leurs intérêts, certains d’entre eux développent des actions de lobbying visant à influencer les politiques publiques et contrer les réglementations qu’ils considèrent aller à l’encontre de leurs intérêts.

Les lobbys sont capables de pressions fortes, de natures diverses, se manifestant classiquement par des actions tendant à influencer directement le contenu d’un texte réglementaire ou législatif. Par exemple, parmi les différentes stratégies utilisées pour bloquer ou au moins retarder sa mise en place, on a pu voir à l’occasion du vote de la loi « Santé » de 2016, des modèles d’amendement établis par l’Ania fournis clés en main, copies conformes des documents officiels de l’Assemblée, à des parlementaires complaisants qui n’avaient qu’à y ajouter leur signature et les soutenir en séance en leur nom propre.

À ce titre, la bataille menée par les industriels agroalimentaires pour bloquer la mise en place du logo nutritionnel Nutri-Score en France est très emblématique. Elle a notamment été documentée par l’un des auteurs de ces lignes, ainsi que par l’organisation non gouvernementale le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc).

Un lobbying qui porte ses fruits

Le Beuc a publié en octobre 2023, un rapport – surnommé les « Nutri-Score Papers » – s’appuyant sur des informations très précises et documentées obtenues grâce à une requête faite auprès de la Commission européenne par une autre ONG, Foodwatch EU.

Cette démarche a permis d’avoir accès aux réunions (ainsi qu’aux détails de leurs procès-verbaux) qui ont eu lieu en 2022 entre deux directions générales de la Commission européenne (la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire, ou DG Santé, et la direction générale de l’agriculture et du développement rural, ou DG Agri) et diverses parties prenantes, parmi lesquelles la représentation permanente de l’Italie auprès de la Commission européenne associée à Federalimentare, qui défend les intérêts des industriels agroalimentaires.

Ce rapport met en évidence comment le lobbying mené a influé sur les projets de la Commission sur l’étiquetage des denrées alimentaires. Il a en particulier empêché le Nutri-Score d’être reconnu comme le logo unique et obligatoire pour l’Europe, alors même que son intérêt en matière de santé publique a été démontré par des travaux scientifiques très rigoureux menés notamment (mais pas uniquement) par notre équipe de recherche.

Les documents rendus publics par le Beuc montrent en détail l’usage fait de la désinformation. L’organisation Federalimentare (représentant les industriels agroalimentaires italiens) a par exemple affirmé que « le Nutri-Score ne repose pas sur des bases scientifiques ». Et ce, alors même que plus de 150 articles scientifiques publiés dans des revues internationales à comité de lecture ont démontré son intérêt et son efficacité. Cette structure a même suggéré que « la consommation de produits à base de cacao provenant de pays du Sud diminuerait à cause de leur classification par le Nutri-Score, ce qui augmenterait l’immigration en Europe ».

Il ne s’agit là que de deux exemples parmi les nombreuses fausses informations diffusées par les lobbyistes. Un travail de sape qui a fini par payer, puisqu’il a abouti au blocage de l’adoption obligatoire du Nutri-Score par les 27 pays européens.

Le secteur de l’alcool est aussi concerné par ces pratiques de lobbying exacerbé. Là encore, la façon dont les lobbies, en déployant de multiples stratégies, orientent les décisions publiques à leur avantage a été bien documentée.

De nombreuses sources de désinformation

Les fausses informations concernant l’alimentation circulent via de nombreux canaux : médias classiques, réseaux sociaux, plateformes numériques de partage de contenus (Youtube, etc.)… Elles se retrouvent aussi dans des endroits moins évidents tels que certains colloques pseudo scientifiques, ou même dans l’arène politique.

Les supermarchés ne sont pas en reste, et nombre d’étiquettes comportent des mentions marketing à tout le moins discutables destinées à orienter les décisions des consommateurs : pots de yaourts « aux fruits » qui affichent sur leur emballage de façon très visible de grandes quantités de fruits, alors que le produit n’en contient que quelques pour cent, emploi à outrance du terme « naturel » (dans la dénomination des produits, des ingrédients, des visuels utilisés sur l’emballage) comme argument de vente suggérant un bénéfice santé ou a minima l’innocuité du produit (par effet de halo).


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Certains industriels n’hésitent pas à tenter de détourner la réalité nutritionnelle d’un produit, notamment via la publicité : le jury de déontologie publicitaire a ainsi émis un rappel à l’ordre suite à la diffusion d’une publicité affirmant que « […] le sucre est une plante […] ». Une autre stratégie courante consiste à mettre en exergue un composant spécifique en occultant les éléments négatifs qu’il contient (axer la communication sur les probiotiques d’un yaourt liquide, quand le produit lui-même contient par ailleurs autant voire plus de sucres qu’un soda…).

Les fake news visent également à jeter le doute sur les travaux scientifiques qui soutiennent les recommandations et valident les mesures de santé publique.

Ainsi, la crédibilité des chercheurs académiques à l’origine des études validant le Nutri-Score (publiées dans des revues scientifiques internationales à comité de lecture) a été attaquée par certains lobbyistes au prétexte qu’ils auraient un « conflit d’intérêts pour avoir contribué au développement de l’outil ».

Autre stratégie parfois employée par les lobbies : le financement de travaux visant à « produire du doute » (une approche qui a été bien documentée dans le cas du tabac).

Qui diffuse ces fausses informations ?

Notre expérience de ces questions nous a appris que les profils des diffuseurs sont variés. Certains s’expriment à titre individuel : gourous, influenceurs ou coachs projettent ainsi dans leurs discours leurs opinions personnelles, liées à leurs croyances, leurs idéologies. Très souvent, ces déclarations sont également guidées par des intérêts économiques, l’accroissement de la visibilité sur les plateformes numériques permettant non seulement d’améliorer la monétisation des comptes concernés, mais aussi de recruter des clients qui achèteront livres, programmes, produits placés par des firmes contre rémunération, etc.

Ils sont à l’origine de fake news qui ont souvent très relayées : du citron glacé pour traiter le cancer au curcuma pour prévenir les maladies cardiaques, en passant par les brûleurs de graisses et autres compléments alimentaires aux prétendues multiples vertus jamais étayées par aucune étude scientifique de qualité.

Certains pourvoyeurs de désinformation peuvent être plus difficiles à détecter. C’est par exemple le cas de certains professionnels de santé qui n’hésitent pas à relayer leurs recommandations « faites maison », dépourvues de bases scientifiques et allant parfois à l’encontre des recommandations officielles.

Ainsi, alors que la recommandation des organismes d’expertise officiels français (Anses, Haut Conseil de la santé publique ou Santé publique France) est de ne pas dépasser 500 g de viande par semaine (en privilégiant la volaille), certains professionnels n’hésitent pas à recommander d’en consommer quotidiennement 200 g, ou de faire manger deux fois par jour de la viande rouge aux enfants et adolescents. Des informations dépourvues de scientificité, mais souvent largement relayées, notamment par les industriels du secteur…

Les acteurs économiques du champ de l’agroalimentaire interviennent aussi dans l’espace public soit très directement, soit via des « faux-nez » (collectifs, pseudo centres d’information, think tanks, influenceurs…).

Enfin, certains membres de la classe politique n’hésitent pas à relayer des éléments de langage empruntés aux lobbyistes du secteur agro-industriel pour défendre certains produits, firmes ou filières, motivés par des raisons personnelles ou électoralistes (via des arguments que l’on pourrait qualifier de « gastro-régionalistes » ou « gastro-nationalistes »…). Quitte à aller à l’encontre de mesures de santé publiques combattues par ces acteurs économiques.

Des conséquences sur la santé publique

En 2023, des chercheurs ont publié les résultats d’une méta-analyse portant sur 64 études ayant eu pour objet d’évaluer la qualité et la précision des informations nutritionnelles disponibles pour le public (principalement sur des sites Internet).

Soulignant les risques de biais de sélection lors de la mise en place de tels travaux d’évaluation, les auteurs de la méta-analyse estiment cependant qu’on peut considérer, d’après leurs résultats, que les informations nutritionnelles en ligne sont souvent inexactes et de mauvaise qualité. Selon eux, les consommateurs qui les utilisent risquent d’être mal informés. Il est donc nécessaire de prendre des mesures pour améliorer les connaissances du public, ainsi que la fiabilité des informations nutritionnelles en ligne.

La désinformation dans le domaine de la nutrition – et ses conséquences sur la santé des consommateurs – n’est pas un phénomène nouveau. Elle trouve cependant aujourd’hui une résonance particulière, en raison du développement des réseaux sociaux et des plateformes digitales qui facilitent une large diffusion des fake news, de la défiance vis à-à-vis de la science, des « experts », et de l’État, ainsi qu’en raison de l’importance des enjeux économiques qui sous-tendent les achats et les consommations alimentaires.

Comme dans le cas d’autres secteurs touchés par la désinformation (climat, environnement, vaccination, société, etc.), lutter contre les fake news nutritionnelles s’avère d’une extraordinaire complexité. Il donc est effectivement plus que temps que les personnes engagées dans ce combat bénéficient d’un soutien s’inscrivant dans une réelle « politique publique » !

Serge Hercberg, Professeur Emérite de Nutrition Université Sorbonne Paris Nord (Paris 13) - Praticien Hospitalier Département de Santé Publique, Hôpital Avicenne (AP-HP), Equipe de Recherche en Epidémiologie Nutritionnelle, U1153 Inserm,Inra,Cnam, Université Sorbonne Paris Nord; Chantal Julia, Maitre de Conférence Université Paris 13, Praticien Hospitalier, Hôpital Avicenne (AP-HP), Equipe de Recherche en Epidémiologie Nutritionnelle, U1153 Inserm,Inra,Cnam, Université Sorbonne Paris Nord; Emmanuelle Kesse-Guyot, Directrice de recherche en épidémiologie nutritionnelle, Inrae et Mathilde Touvier, Directrice de l'Equipe de Recherche en Epidémiologie Nutritionnelle, U1153 Inserm,Inrae, Cnam, Université Sorbonne Paris Nord, Université Paris Cité, Inserm

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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