Clara est chercheuse et encadre quatre doctorants, Nadja rédactrice en chef web à la tête d’une équipe de dix personnes, Floria récente entrepreneuse. En couple hétérosexuel, mères d’un ou plusieurs enfants, ces femmes ont bénéficié pendant le confinement d’horaires flexibles et disposent généralement d’une grande autonomie dans l’exercice de leurs fonctions. Sur le papier tout va bien. Cependant, à la suite du déconfinement progressif de la population française, leurs enfants ne sont pas prioritaires pour retourner à l’école ou à la crèche.
Au quotidien, ces femmes et leur conjoint doivent faire face à une équation difficile à résoudre : continuer à travailler à 100 % tout en gardant les enfants, en leur faisant l’école à la maison et en gérant le surplus de tâches domestiques. Aujourd’hui, l’enjeu est devenu encore plus ardu puisque les employeurs enjoignent leurs salarié·e·s à revenir sur leur lieu de travail, au moins à temps partiel.
Si ces femmes disposent de moyens financiers pour sous-traiter le travail domestique, la difficulté majeure reste la garde et le suivi pédagogique de leurs enfants. Alors que les médias diffusent un discours médical enjoignant la population à protéger les seniors, les grands-parents ne constituent pas une solution viable. Parallèlement, le recours à des services de garde d’enfants constitue un coût non négligeable que certains couples ne peuvent pas assumer. Pour les autres, il est difficile de trouver la perle rare qui sera capable d’assurer également le suivi pédagogique. Plus que jamais, ces couples doivent alors choisir qui assurera la majorité de la charge domestique et parentale et qui aura priorité dans son activité professionnelle.
L’intériorisation du rôle du « care »
Bien souvent, cette question de « qui, dans le couple, aura priorité dans son travail ? » n’est pas discutée ouvertement au sein de la famille. La sociologue Émilie Genin explique que c’est parce que la femme, ayant intériorisé son rôle de « care », se met « naturellement » en retrait de son activité professionnelle pour se consacrer à ses enfants, facilitant ainsi le travail de l’homme.
D’autres recherches montrent que même lorsque la femme est le « breadwinner » de la famille, celle qui « financièrement » nourrit les membres de sa famille, l’intériorisation de son rôle de « care » la mène à penser que c’est à elle de prendre soin de ses enfants. Elle continue alors à assurer une grande part de la charge domestique et parentale.
Cette pandémie ne fait pas exception. Dans le cadre d’une étude en cours sur les femmes cadres face à la crise sanitaire, nous avons recueilli des témoignages de chercheuses, entrepreneuses, directrices marketing et responsables recherche et développement. Ces échanges nous montrent qu’elles donnent priorité à leur foyer mais, que pour sauvegarder tant bien que mal leur activité professionnelle, elles cherchent à exploiter pleinement la flexibilité de leur travail.
« Confinées » malgré le déconfinement
Ces femmes entreprennent alors de travailler « à la marge » du temps et de l’espace habituellement consacrés à l’activité professionnelle. Elles nous relatent qu’elles travaillent désormais avant le réveil des enfants, après les avoir couchés, la nuit et le week-end :
« Je me retrouve à travailler à 3h du matin parce que je vais pouvoir avancer. Mais je travaille avec le stress d’être réveillée par le petit. Romain n’entend jamais rien, il a le sommeil lourd. Cela m’est déjà arrivé de devoir remonter, bercer le petit pendant trois quarts d’heure et redescendre. Je suis crevée. »
D’autres se plaignent de travailler au cours d’insomnies, souvent créées par une inquiétude vis-à-vis de leur marginalisation du monde du travail.
En l’absence de structure pouvant accueillir leurs enfants, ces femmes maximisent aussi leurs possibilités de télétravail jusqu’à la rentrée de septembre 2020. Elles laissent la priorité à leur mari, à ses rendez-vous chez les clients, à ses réunions sur son lieu de travail et à ses déplacements. Elles restent à la maison et se trouvent, en grande partie, seules à assumer cuisine, ménage et école à la maison. Ces femmes cadres nous confient qu’elles se sentent « confinées » dans leur foyer, malgré le déconfinement, et qu’elles craignent de ne pas réussir à subir cette situation plus longtemps.
Certains hommes ont eux aussi laissé glisser leur travail vers des espaces et temps « marginalisés » pendant le confinement et jouent également sur la flexibilité de leur travail depuis le déconfinement. Mais, dans la mesure où leur femme a intériorisé son rôle de « care », elle continue à anticiper les besoins de ses enfants, à vouloir prendre une part dans leur suivi pédagogique et elle cherche même à anticiper les besoins de son conjoint et à trouver des solutions pour le soulager.
Pour d’autres hommes – les conjoints de notre étude – la flexibilité du travail de leur femme leur laisse la possibilité de se « déconfiner ». Cependant, en l’absence de structures d’accueil pour les enfants, à mesure que le travail de l’homme se « démarginalise », celui de ces femmes se marginalise d’autant. En d’autres termes, dans ces couples, il est désormais entendu que les hommes retrouvent rapidement un rythme et un espace de travail « normal » alors qu’il est attendu de ces femmes qu’elles « compensent » l’absence de structures d’accueil en exploitant la flexibilité de leur emploi.
La femme doit se battre pour pouvoir travailler
Ces femmes ressentent alors la nécessité de se battre pour pouvoir travailler. D’abord, contre leur propre corps pour ne pas céder au stress et à la fatigue engendrés par des journées intenses, des nuits courtes, des injonctions à la féminité que le confinement n’a pas fait diminuer, mais également par une charge mentale croissante qu’elles doivent en majorité assumer seules.
Ensuite, elles se battent contre le jugement social. Vouloir sauvegarder leur travail, au détriment de la santé physique et psychique de leurs enfants, n’est pas toujours bien perçu et les culpabilise :
« Je t’avoue que je flippe un peu de [la remettre à l’école], mais bon, pas le choix. »
D’autres femmes nous racontent qu’elles se battent contre leur mari pour « négocier » des aménagements et « démarginaliser » leur travail. Enfin, certaines mères se battent contre les institutions pour obtenir quelques jours d’accueil pour leurs enfants.
« J’ai envoyé un mail de détresse à la directrice de l’école. Je sais qu’il leur reste une douzaine de places. Elle m’a répondu que j’ai la chance de pouvoir être en télétravail et qu’il faut que je pense d’abord au bien-être de mon enfant. Et le jour où je vais exploser parce que je n’en peux plus, je serai responsable du mal-être de mon enfant ? »
Cette pandémie met ainsi ces femmes face à des normes de genre qu’elles arrivent habituellement à masquer, voire à nier, grâce à ces structures (écoles, crèches, etc.) aidant leur émancipation.
La flexibilité : un faux « choix »
Dans le cadre de notre étude, la femme semble cependant être à l’origine de son propre enfermement. Elle a choisi cette flexibilité puis a décidé de l’exploiter. Mais, ce que deux chercheuses françaises soulignent c’est que ce « choix » n’en est justement pas un. Il est plutôt dicté par des normes sociales intériorisées, incitant les femmes à s’orienter vers des carrières leur permettant de concilier leur vie professionnelle et familiale.
L’exploitation de cette flexibilité n’est pas plus un choix. Comme nous l’avons dit plus haut, elle découle elle aussi de l’intériorisation du rôle de « care ». Ces femmes ne participent donc pas à leur propre enfermement, mais sont plutôt victimes de normes de genre intériorisées. C’est en cela qu’elles subissent une violence dite symbolique.
Ce que ces témoignages montrent aussi c’est qu’une certaine violence physique et émotionnelle se manifeste dans l’épuisement et la culpabilité racontés par ces femmes. Un article récemment publié par l’une des autrices souligne que cette pandémie met en exergue la vulnérabilité des femmes en l’absence des structures qui leur permettent habituellement de s’émanciper par le travail.
L’incomplétude des politiques d’égalité professionnelle
Ces femmes cadres occupent des postes prestigieux et bénéficient d’une indépendance financière. Mais derrière cette belle vitrine, la pandémie montre qu’elles se confrontent toujours à des normes de genre puissantes.
Le travail de thèse d’une des autrices dont la soutenance est prévue fin juin 2020, montre que les femmes cadres à Saint-Gobain souffrent toujours de ségrégation professionnelle verticale et horizontale du fait de leurs congés maternité et de systèmes d’évaluation genrés. Les politiques d’égalité femme/homme, en s’évertuant à comptabiliser si, et à faire en sorte que, femmes et hommes perçoivent les mêmes salaires et occupent les mêmes postes, laissent dans l’ombre les dimensions structurelles qui (re)produisent les inégalités.
Cette pandémie montre plus que jamais que l’égalité femme/homme n’est pas qu’une question d’indépendance financière ou de valorisation des carrières. Les normes de genre qui sont à l’origine de ces inégalités doivent être comprises et expliquées pour que l’égalité puisse être (re)pensée.
Ludivine Perray, Professeure associée en finance et comptabilité, EM Lyon et Nathalie Clavijo, Professeure assistante en contrôle de gestion et sociologie des métiers comptables, Neoma Business School - Shutterstock
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.