Les maltraitances et autres formes de stress vécu durant l’enfance, voire in utero, exposent à un risque accru de problèmes de santé à l’âge adulte. On constate notamment un certain nombre d’anomalies anatomiques et fonctionnelles chez les enfants maltraités, au niveau cérébral.
On note par exemple une taille réduite de l’hippocampe – structure clé de la mémoire, ou encore une activité anormale de l’amygdale – la structure cérébrale impliquée dans la gestion des émotions. Ou encore, une réduction de l’activité dans différentes régions antérieures du cerveau, notamment le cortex cingulaire antérieur, et plus précisément sa partie rostrale, qui constitue une véritable interface de régulation de l’amygdale.
Mais des études ont aussi mis en avant des modifications au niveau de l’ADN. Parmi celles-ci, on observe un raccourcissement des télomères – ces sortes de « capuchons » situés à l’extrémité des chromosomes dont la fonction est de préserver l’intégrité de notre patrimoine génétique. On note surtout des modifications, qualifiées d’épigénétiques, dans l’expression de certains gènes : ces changements, qui ont été observés chez l’animal et chez l’humain, agiraient sur les voies de régulation des émotions et du stress…
Des modifications réversibles et transmissibles
Le terme « épigénétique » désigne des modifications n’affectant pas les séquences d’ADN – comme le font les mutations – mais influant sur l’activité des gènes. Ces modifications sont induites par l’environnement, en réponse à divers signaux.
Concrètement, les modifications épigénétiques sont des modifications biochimiques de l’ADN ou des protéines autour desquelles il s’enroule dans le noyau des cellules (les histones). Ces changements (ajout d’un groupement méthyle par exemple) modifient l’accessibilité des gènes, donc leur lecture, et in fine la production des protéines correspondantes. D’autres systèmes de régulation épigénétique font intervenir de petites molécules d’ARN capables d’inhiber la fabrication d’une protéine donnée.
Contrairement aux mutations, qui altèrent la séquence de la molécule d’ADN, les modifications épigénétiques sont réversibles. Mais comme les mutations, elles peuvent être transmises lors des divisions cellulaires, et donc passer à la descendance.
Complémentaires au lent processus de sélection des gènes, ces mécanismes épigénétiques permettent de répondre aux changements de l’environnement au sens large – qu’il s’agisse du climat, de l’alimentation, du tabagisme… ou encore d’un contexte social négatif.
Des modifications épigénétiques sous l’effet du stress
Des événements de vie négatifs peuvent altérer durablement l’expression de certains gènes, et partant susciter des problèmes de santé physique ou psychique. On pense que l’exposition chronique aux hormones du stress, chez les personnes maltraitées, pourrait se traduire par des modifications épigénétiques associées non seulement à une plus grande réactivité au stress, mais aussi à des troubles cognitifs, émotionnels et comportementaux. Des indices suggèrent que ces dérèglements pourraient se mettre en place de manière très précoce, in utero…
Chez l’animal, l’exposition maternelle à un stress ou à des toxines pendant la période prénatale est en effet repérable dans la descendance, au niveau épigénétique. On peut émettre l’hypothèse qu’en pareil cas, le risque pour la progéniture de développer des troubles anxieux est accru. Qu’en est-il chez l’humain ?
Les études menées sur des personnes nées pendant des périodes de famines – comme celle vécue aux Pays-Bas durant l’hiver 1944-1945 – témoignent des conséquences de la dénutrition sur plusieurs générations. Il s’agit là d’un exemple dans lequel les stresseurs anténataux à l’origine de modifications épigénétiques sont de nature métabolique. On constate un risque accru de troubles de l’humeur chez l’enfant dont la mère a été exposée à la famine pendant sa grossesse. Dans ce cas, l’anxiété de la mère pourrait être impliquée.
Association entre modifications épigénétiques et troubles psychologiques
La plupart des études épigénétiques s’intéressant à la maltraitance infantile ont identifié chez l’être humain des modifications similaires à celles observées chez l’animal. Les premières modifications épigénétiques qui ont été repérées portaient sur l’expression du gène NR3C1. Celui-ci contient les instructions de fabrication du récepteur des glucocorticoïdes – substances qui sont sécrétées lors de la perception d’un danger par activation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (le cortisol, une hormone du stress, est un glucocorticoïde).
Initialement découverte dans le cerveau de rats ayant reçu de faibles niveaux de soins maternels, la modification du gène NR3C1 a peu après été identifiée dans le cerveau d’humains au cours d’études post-mortem. Plus précisément, elle fut identifiée chez des victimes de suicide ayant des antécédents de maltraitance infantile. Cette observation mettait en lumière pour la première fois chez l’humain l’impact de situations traumatiques précoces sur l’expression d’un gène central à la réponse au stress.
Quelques années plus tard, des chercheurs ont repéré cette même modification épigénétique chez des enfants confrontés à la maltraitance et présentant différents troubles psychologiques : trouble de la personnalité borderline, trouble dépressif, troubles de stress post-traumatique.
La modification du gène NR3C1 consistait en une méthylation. Or les résultats obtenus montraient que cette méthylation était non seulement corrélée à la présence de violences sexuelles, mais aussi qu’elle était d’autant plus importante que la maltraitance était grave et les mauvais traitements répétés.
Pour les chercheurs, ce constat suggère que des événements précoces peuvent avoir un impact permanent sur l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, et expliquer à plus ou moins long terme la survenue de troubles psychopathologiques.
Des altérations transmises aux enfants
Outre le gène NR3C1, un autre gène est souvent évoqué dans la réponse au stress et, potentiellement, dans le développement et le maintien de différents troubles psychiques : le gène FKBP5. Celui-ci code pour une protéine régulant le récepteur des glucocorticoïdes, dont l’affinité pour le cortisol augmente pour des stress modérés et se réduit pour des stress intenses ou répétés.
Les modifications épigénétiques de ce gène ont notamment été examinées de près chez un petit nombre de survivants de l’Holocauste et leurs enfants, et comparées à deux groupes témoins d’âge équivalent. L’équipe de Rachel Yehuda a ainsi montré que le traumatisme du vécu concentrationnaire était déterminant dans la méthylation du gène FKBP5. Mais véritable la surprise fut d’observer l’existence d’un phénomène identique (bien que moindre) chez les enfants de ces déportés – enfants mis au monde bien après la période de déportation !
Démonstration fut ainsi faite d’une association entre le vécu traumatique parental, avant la conception de l’enfant, et la présence d’altérations épigénétiques tant chez le parent exposé que chez sa progéniture. En outre, il fut noté que chez des enfants dont les parents avaient vécu l’Holocauste, le processus de méthylation était plus important lorsque le père seul souffrait de stress post-traumatique.
S’il existe donc des combinaisons pouvant relativiser des effets qui, de manière contre-intuitive, ne s’additionnent pas, les événements traumatiques ou émotionnellement négatifs survenant au long de la vie semblent bien laisser une « cicatrice moléculaire ».
Ce marquage biologique apparaît d’autant plus intense et profond que les personnes ont été confrontées à des situations traumatiques sévères et répétées. Il convient de le mettre en lien avec l’apparition ultérieure de troubles psychiatriques.
Jouer sur la réversibilité
Tout compte fait, l’épigénétique confirme l’intuition de tous les cliniciens : la problématique psychopathologique d’un patient ne peut être saisie qu’en l’appréhendant dans une perspective historique et développementale. Les traumas du passé (en tous cas vécus comme tels) sont donc autant de facteurs de risque, susceptibles de potentialiser le développement ultérieur de pathologies psychiques (sans doute aussi physiques).
De ce point de vue, il convient toutefois de noter qu’au moins chez l’animal, les modifications épigénétiques liées à un stress juvénile sont potentiellement réversibles.
Un ajustement du contexte permettrait en effet de les atténuer, voire de les rectifier : ainsi, un environnement riche et stimulant (sur les plans affectif, cognitif, et relationnel) au moment de la puberté pourrait contrebalancer chez l’adulte les effets négatifs d’une privation de soins maternels pendant les premiers jours de vie.
La grande plasticité des empreintes épigénétiques et leur sensibilité aux conditions environnementales donnent aussi une assise biologique à l’idée que rien n’est jamais définitivement fixé. À cet égard, des études menées chez l’humain tendent à prouver que la psychothérapie constitue une forme de régulation environnementale favorable.
L’équipe de Rachel Yehuda a en effet proposé une psychothérapie d’exposition à quelques anciens combattants souffrant du syndrome de stress post-traumatique. Des échantillons de sang avaient été prélevés avant la prise en charge, et l’ont ensuite été douze semaines après, dans le but de vérifier l’état de méthylation des gènes N3C1 et FKBP5.
Les résultats ont montré que la psychothérapie contribuait non seulement à guérir les patients en termes de santé perçue, mais aussi en termes de régulation et de réparation de cette fameuse « cicatrice moléculaire » du trauma.
Ces observations préliminaires devront certes être reproduites et validées sur davantage de patients. Mais elles n’en sont pas moins porteuses d’un message d’espoir, basé sur la possibilité de mettre à profit les mécanismes de l’épigénétique dans un objectif de réparation…
Les auteurs remercient la Ligue contre le Cancer quant à la promotion des recherches dans le domaine de l’adversité, qui a conduit au développement de nouveaux travaux sur cette thématique.
Cyril Tarquinio, Professeur de psychologie clinique, Université de Lorraine; Camille Louise Tarquinio, Doctorante en Psychologie, Université de Lorraine; Julien Thomasson, Ingénieur de recherche, Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) et Marion Trousselard, Chercheuse, Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.