« L’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie, la seconde comme une farce ». Concernant les urgences médicales en France, l’adaptation de cette citation de Karl Marx donnerait : « l’histoire se répète tous les ans, illustrant la tragédie humaine du déclin du système de santé français et la farce de l’impuissance politique à le redresser ».
L’été 2024 a révélé une nouvelle fois le mode dégradé des urgences médicales en France, démontrant que les mesures instaurées ces dernières années n’ont pas solutionné le problème de fond. Comme pour les autres secteurs du soin, la solution impose une réforme systémique qui est à notre portée.
Le dernier maillon des soins craque
Le « mur des hontes » installé devant les urgences au CHU de Brest cet été illustre les conséquences de la désorganisation des services d’urgences en France. Parmi les patients de plus de 75 ans des urgences de ce CHU du 10 juillet au 20 août 2024, plus de 130 ont passé plus de douze heures sur un brancard, et une quarantaine plus de 20 heures.
Afin d’objectiver la situation, le département des études du ministère de la Santé a apporté un éclairage national sur le fonctionnement des urgences à partir des 719 points d’accueil existants, répartis dans 612 hôpitaux et cliniques. L’étude porte sur une même journée d’activité, le 13 juin 2023, soit en dehors des périodes les plus complexes, concentrées en hiver avec les épidémies et en été avec les congés.
À cette date, 54 services d’urgences (8 %) ont déclaré avoir dû fermer « complètement » leurs portes au moins une fois dans les trois mois précédant l’enquête, le plus souvent la nuit. Près d’un quart (23 %) ont dû mettre en place un accès dit « régulé » au moins sur certains créneaux horaires, la régulation consistant à filtrer l’accès aux urgences en demandant à tous les patients d’appeler au préalable le 15. 19 % de services ont révélé un manque de médecins pour remplir les plannings.
Selon SAMU-Urgences de France, 163 services (25 %) ont dû fermer le soir, la nuit, le week-end et 167 SMUR (service mobile d’urgences et de réanimation) pendant l’été 2023. Les chiffres de l’été 2024 ne sont pas encore disponibles mais le « mur de la honte » de Brest montre que la situation ne s’est guère améliorée.
Pourtant, avec une dizaine de rapports publiés depuis 2013, le cas des urgences devrait être parfaitement appréhendé par les pouvoirs publics.
Une hausse des passages aux urgences en constante augmentation
Avec une estimation de 21,6 millions de passages en 2022 contre 18 millions en 2012, la hausse annuelle en volume des passages aux urgences est de 2 % depuis 10 ans, sachant que le nombre de passages a diminué depuis le Covid. Près de 40 % des passages ne donnent lieu qu’à une consultation médicale et 22 % à une hospitalisation.
Sachant que 24 % des patients représentent 61 % des passages, la saturation des urgences est concentrée sur un nombre assez faible de patients, qui vont en moyenne 5 fois par an aux urgences, avec un délai médian entre deux passages de 40 jours !
Ces quelque 3 millions de patients réguliers sont surtout des personnes âgées polypathologiques, des usagers qui n’ont d’autres recours médicaux à proximité, ainsi que des personnes exclues socialement.
Des mesures sectorielles utiles mais de faible impact
Les multiples rapports sur l’état des urgences font plus ou moins tous les mêmes recommandations. D’abord, il faut apporter les moyens financiers aux urgences à hauteur de la hausse de l’activité. Toutefois, ce principe de proportionnalité, nécessaire à court terme, est suicidaire à long terme pour l’hôpital public, tant il met sous tension les autres services et ne règle pas les causes structurelles.
Le manque de ressources médicales s’explique entre autres par une part de temps partiel passé de 46 % en 2013 à 77 % en 2019, et par une évolution de la législation du temps de travail à l’hôpital, qui, à organisation constante, impose un besoin supplémentaire de médecins urgentistes de 20 % en équivalent temps plein. L’instabilité et la tension des ressources humaines génèrent un cercle vicieux de dégradation des conditions de travail, qui à leur tour génèrent les démissions, lesquelles aggravent la situation.
En 2018, la ministre de la santé Agnès Buzyn avait joué la carte du « pacte de refondation des urgences », et promis de débloquer 750 millions d’euros pour une douzaine de mesures sur trois ans. Parmi celles-ci, le « besoin journalier minimal en lits » (BJML), destiné à assurer aux urgentistes un nombre de lits suffisants en aval. À l’heure actuelle, les urgentistes en attendent encore la concrétisation de ce dispositif très technocratique.
Depuis la mission Flash de juin 2022 confiée au médecin urgentiste François Braun, qui a occupé le poste de ministre de la Santé pendant un an pour appliquer ses préconisations, un système de régulation des urgences par le 15 a été instauré fin 2022, puis prolongé à ce jour. Cette régulation s’est développée à l’entrée de certains services d’urgences et pour les services d’accès aux soins (SAS), permettant au SAMU-SAS de s’organiser avec la médecine de ville pour répondre aux urgences non vitales.
Dans le « pack Braun » figuraient aussi des revalorisations de la prise en charge par les médecins libéraux et la mise en place des « services d’accès aux soins » (SAS), qui répondent aux demandes ne relevant pas de l’urgence vitale.
Ces mesures devaient permettre de soulager les services hospitaliers, ce qu’elles ont fait, se traduisant par une baisse des passages aux urgences estimée à 15 % en 2024. Cependant, la désorganisation des services est si profonde que les effets ressentis sur la qualité de la prise en charge sont inapparents, ou tout du moins, ne suffisent pas à inverser la tendance négative.
Toutes ces mesures ont en commun de tenter de solutionner la question des urgences sans mesure structurelle, en apportant davantage de moyens financiers et en imposant plus de coercition aux patients. Cependant, les faits sont têtus : ils démontrent que cette approche sectorielle est nécessaire mais insuffisante.
La crise des urgences, miroir de la crise du système de santé
Porte d’entrée de l’hôpital, maillon le plus stratégique de la gestion du risque vital aiguë, les urgences sont au carrefour des difficultés de prise en charge « en amont » – avec des déserts médicaux qui s’aggravent sur de nombreux territoires, « in situ » – avec des difficultés d’accueil et de prise en charge au sein des services d’urgences, et « en aval » – avec un nombre de lits insuffisants pour hospitaliser les patients.
L’essentiel est pourtant ailleurs. La crise des urgences est le miroir de l’effondrement de notre système de santé : en ville, à l’hôpital et dans le médico-social. La triple transition démographique, épidémiologique et technologique a fait dérailler notre système de santé, si performant au XXe siècle et si déclinant depuis l’aube du XXIe siècle.
Reposant sur des bases posées en 1945 et 1958, il n’est ni adapté à la gestion du maintien en bonne santé, ni à celle des pathologies chroniques, ni à l’intégration rapide et massive des innovations technologiques et thérapeutiques. La crise actuelle n’est donc pas un hasard.
Seule une réforme systémique règlera la situation dégradée
Pour rendre impactantes les mesures sectorielles des urgences, les pouvoirs publics doivent prendre conscience de l’absolu nécessité de procéder rapidement à la refonte de notre système de santé. Le président Macron a lancé en septembre 2022 un Conseil national de la refondation en santé, qui n’a rien donné. Des institutions de recherche comme l’Institut Santé ont élaboré un plan abouti et clé en main pour les politiques de refondation.
Le nouveau modèle de santé proposé est une adaptation de l’existant au nouvel environnement du XXIe siècle, respectant les valeurs fondamentales et intégrant tous les acteurs existants, tout en adaptant leurs activités au nouveau monde.
À titre d’exemple, trois mesures systémiques conduiraient à rendre la gestion des urgences hospitalières durablement fluide.
La première serait la mise en place d’un service public territorial de santé, délivré par les professionnels de santé privés et publics, à l’échelle de quelque 300 territoires de santé couvrant tout le pays. Ce service comprendrait les missions essentielles de prévention et de soins, dont la permanence de soins et les urgences. Elle confèrerait à tous ces professionnels la responsabilité populationnelle et de santé publique des habitants du territoire.
La seconde serait la flexibilisation des carrières professionnelles des praticiens hospitaliers et du personnel paramédical, leur ouvrant la possibilité de travailler à temps partiel à l’hôpital et le reste du temps dans le territoire de santé. Un contrat d’obligations de services sur 5 ans permettrait d’adapter l’organisation des tâches de chaque employé en fonction de ses aspirations et des besoins. Cette ouverture des murs de l’hôpital autoriserait à nombre de professionnels salariés de travailler en ville dans les centres de soins non programmés, faisant baisser drastiquement (objectif de 40 %) le passage aux services hospitaliers.
Enfin, la réorganisation de l’hôpital verrait entre autres une gouvernance avec un duo médical et administratif (comme dans les centres anti-cancer), qui délèguerait largement la prise de décision et la gestion des ressources humaines et financières à l’échelle des services. Cette responsabilisation des professionnels redonnerait du sens à leur mission et verrait une anticipation plus forte, dans les services, des évolutions des besoins de santé grâce au contact avec le terrain.
« Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions », écrivait Jean Monnet. Ce constat s’applique au cas des urgences et à la santé : dans les services d’urgence comme dans les autres spécialités, la France dispose de professionnels de santé dont la qualité est reconnue dans le monde entier ; ce sont les institutions qui vacillent.
Tant que la main des pouvoirs publics restera tremblante face à la refonte de l’architecture du système, ses composantes dysfonctionneront. Et en particulier les urgences, qui sont le réceptacle ultime de tous ces dysfonctionnements…
Pour aller plus loin :
- Bizard, F. (2024) « Les itinérants de la santé. Quel futur pour notre système de santé ? », Éditions Michalon.
Frédéric Bizard, Professeur de macroéconomie, spécialiste des questions de protection sociale et de santé, ESCP Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.