Dans le sillage des débats sur la sécurité, l’usage de drogues dans les lieux publics constitue l’un des enjeux des municipales à Paris. Si durant de nombreuses années, le trafic de stupéfiants a été pointé comme cause de l’insécurité, la campagne municipale parisienne introduit dans le débat la présence même des consommateurs de drogues dans l’espace public et ouvre un champ de discussion sur les réponses à y apporter.
L’usage de drogues relève de la sphère privée et intime, mais peut parfois se dérouler dans l’espace public non par choix, mais par contrainte pour les consommateurs les plus précaires. Ce phénomène donne parfois lieu à des scènes ouvertes (mêlant trafic et usage) qui peuvent générer des troubles à l’ordre public et un sentiment de malaise et de peur pour les riverains. Les scènes ouvertes entraînent également des problèmes sanitaires pour les usagers. Ceux-ci s’exposent en effet à la transmission de maladies infectieuses lorsqu’ils consomment dans de mauvaises conditions d’hygiène, en particulier lors d’injections.
Les reportages menés récemment sur la « Colline du crack », située au nord-est de Paris, pointent aussi la saleté des lieux et les problèmes d’hygiène. Cette « Colline », récemment démantelée par les forces de l’ordre, est un exemple emblématique de scène ouverte.
Pour répondre à ce problème, la ville de Paris, la Préfecture de Paris, l’Agence Régionale de Santé d’Île-de-France et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) ont récemment appelé à une forte mobilisation sanitaire et sécuritaire et mis en œuvre un plan crack, en mai 2109. Cette substance dérivée de la cocaïne induit une dépendance rapide.
Controverse sur les salles d’injection
Trois années auparavant, en 2016, une salle de consommation à moindre risque avait été implantée dans le 10e arrondissement, près de la gare du Nord, pour répondre à une scène ouverte d’injection, avec ce même double objectif d’améliorer la santé des usagers de drogues et de pacifier l’espace public. L’implantation des salles de consommation ne va pas de soi et a donné lieu à une controverse en France, au niveau national et local.
Certains politiques comme Philippe Goujon, maire Les Républicains du XVe arrondissement de Paris, se sont publiquement opposés à la mise en œuvre de ce lieu dès 2011, dénonçant cette réponse de santé publique comme un signal d’incitation à la consommation pour les plus jeunes et comme un message de renoncement au sevrage pour les toxicodépendants. Sa préconisation : renforcer la répression.
Près de dix ans plus tard, Rachida Dati, candidate Les Républicains à la mairie de Paris, reprend certains de ces arguments tout en adoucissant son discours. En plein débat électoral, elle dénonce la prochaine mise en place d’un « bus de crackers », un modèle qui de fait existe en France depuis les années 1990. Ces dispositifs de réduction des risques mobiles vont à la rencontre des usagers sur les scènes de consommation, afin de leur fournir du matériel de prévention des risques vis-à-vis du VIH et des hépatites.
Pierre Liscia, candidat du mouvement Libres ! de la présidente de la région Île-de-France Valérie Pécresse, voit dans les salles de consommation la cause de problèmes d’insécurité, de saleté et de dégradation de l’espace public.
D’autres, telle Anne Souyris, candidate écologiste à la mairie du XIIIe et adjointe à la santé d’Anne Hidalgo, défendent la politique de réduction des risques et demandent la généralisation des salles de consommation. Elles ne sont pas ici envisagées comme un abandon des usagers, mais au contraire comme un espace protecteur permettant un début de prise en charge.
Diminution des overdoses
Au niveau international, les salles de consommation à moindre risque ont fait la preuve de leur intérêt en santé publique. Leur évaluation a montré une diminution des overdoses et du partage de seringues entre usagers. Autres points positifs : une baisse des injections dans l’espace public et une amélioration de l’accès aux soins, incluant une augmentation des sevrages.
Malgré cela, les oppositions politiques à ce type de solution persistent. Elles sont révélatrices de l’ambivalence de la société vis-à-vis de l’usage de drogues dans un contexte prohibitionniste. Ces oppositions montrent également la difficulté à apporter des réponses à des questions complexes : comment faire cohabiter différents groupes sociaux en ville, comment concilier une approche à la fois sanitaire et de tranquillité publique ?
L’évacuation des lieux de consommation par la police, menée dans le cadre d’une réponse exclusivement répressive, est inefficace car elle ne fait le plus souvent que déplacer le phénomène. Sans le régler, ni pour les usagers, ni pour les riverains, dont le quotidien est difficile et le point de vue sur ces questions ambivalent. Ils oscillent le plus souvent entre une volonté de prise en charge (« il est important que les drogués puissent se soigner ») et de relégation de cette population (« je suis favorable à la prise en charge mais pas en bas de chez moi »), voire parfois de sanction (« il serait plus utile des les enfermer pour les protéger de la drogue »).
Au-delà de nos frontières, les réponses publiques apportées aux scènes ouvertes de drogues offrent des pistes intéressantes. Au milieu des années 1980, la Suisse a ainsi été confrontée une scène ouverte incluant près de mille personnes par jour dans le parc Platzpitz à Zürich, surnommé « Needle Park » (« parc aux seringues »). Une vaste opération de police menée en 1991 démantèle ce lieu qui se reconstruira à côté de l’emplacement initial, dans la gare désaffectée du Letten.
Le modèle suisse
L’inefficacité d’une unique réponse sécuritaire déclenchera la mise en œuvre d’une politique caractérisée par le pragmatisme et le souci de santé publique. Ce virage contribuera au développement des salles de consommation à moindre risque dans le pays. La première ouvrira ainsi à Berne en 1986, plus de trente ans avant la France. Une des originalités du modèle suisse est son fédéralisme, facteur décisif dans la réussite de politiques de réduction des risques au niveau local.
Le fédéralisme favorise la concertation, l’implication et l’adhésion des acteurs locaux. En Suisse, les forces de l’ordre collaborent de manière étroite avec les acteurs du champ éducatif et sanitaire et la mise en place de la politique de réduction des risques, via des salles de consommation, a été perçue comme un moyen de rétablir l’ordre public. Cela a largement contribué à leur acceptation.
La Suisse est depuis lors souvent présentée comme un modèle en matière de politiques des drogues : les grandes scènes ouvertes ont désormais disparu, la consommation d’héroïne a diminué et le taux de nouveaux cas de contamination par le VIH est très bas.
Au Canada, mobilisation des usagers
Une autre piste intéressante est celle de l’implication des usagers. Au Canada, à Vancouver, le quartier de Downtown Eastside était depuis les années 1970 laissé à l’abandon, marqué par ses scènes ouvertes d’usage d’héroïne puis de cocaïne et par une forte criminalité. En 1997, face à une situation désastreuse mêlant clusters de transmission du VIH et overdoses, un collectif d’usagers de drogues, le Vancouver Area Network of Drug Users (VANDU), est créé. Cette mobilisation des « communautés » d’usagers a joué un rôle majeur dans la sensibilisation des acteurs municipaux.
Elle donnera lieu à la création d’Insite, un site d’injection supervisée, et au développement de politiques locales favorisant l’insertion sociale par l’accès à l’hébergement. L’évaluation d’Insite a montré une amélioration de l’accès aux soins et une augmentation des demandes de sevrage des usagers fréquentant la salle. Un bilan également positif dans l’espace public, avec moins de seringues usagées dénombrées et une délinquance stabilisée.
« Mieux vivre ensemble »
Autre scène emblématique, celle de New York. L’usage de crack dans l’espace public y était si présent dans les années 1980 qu’il a pu être qualifié de phénomène « épidémique ». C’est une réponse essentiellement répressive qui a été apportée. La lutte contre le crack, considéré comme un phénomène touchant essentiellement des usagers « noirs et pauvres », a en effet été instrumentalisée pour justifier l’incarcération massive des Afro-Américains.
La consommation des drogues aux États-Unis n’a pas diminué pour autant, « l’épidémie d’overdoses aux opiacés » en est l’illustration parfaite, avec [70 237 morts en 2017].
Dans les faits, l’ensemble des groupes sociaux et ethniques sont touchés par les overdoses. À New York, on a dénombré 1487 morts d’overdoses en 2017. Une étude récente montre que l’épidémie touche à la fois des Américains blancs plutôt jeunes et des Afro-Américains et Hispaniques plus âgés, avec un plus long passé de dépendance.
La consommation d’opiacés est aujourd’hui la première cause de mortalité outre-Atlantique. Mais à la fin des années 2000, la réponse apportée à l’épidémie d’overdoses d’opiacés, présentée comme affectant plutôt les populations de jeunes blancs issus des classes moyennes, a cette fois-ci été une réponse de santé publique.
Cette nouvelle réponse sanitaire a permis de favoriser à New York le développement d’actions de réduction des risques et d’accès aux traitements de substitution, qui font leurs preuves.
Résultat, en Amérique du Nord, des organisations de mères de famille militent aujourd’hui pour la mise en place de salles de consommation, afin de protéger la jeunesse des overdoses.
Le sentiment d’insécurité mobilisé dans les débats politiques présente souvent l’espace public comme dangereux. Cet imaginaire de la peur est le plus souvent associé à des groupes d’âge (les jeunes), aux classes sociales populaires et à des groupes sociaux racisés. La répression de l’usage de drogues devient alors un moyen d’instrumentaliser la drogue à des fins politiques. Cette instrumentalisation n’apporte aucune solution efficace aux difficultés quotidiennes des habitants de cet espace incluant les riverains et les usagers. Elle est par ailleurs un frein pour élaborer des propositions constructives visant à imaginer et aménager l’espace urbain dans le sens d’une éthique de la ville permettant de « mieux vivre ensemble avec les autres », comme le propose le sociologue Richard Senett.
Marie Jauffret-Roustide, Research Fellow, Inserm - Jeanne Menjoulet/flickr, CC BY-ND
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.