Le livre de Camille Kouchner, relatant les agressions sexuelles répétées que son beau-père aurait commises sur son frère alors que celui-ci était adolescent, constitue un nouveau point d’ancrage dans la lutte contre les violences sexuelles incestueuses en France. Peu après sa parution, le #MeTooInceste impulsé par le collectif #NousToutes a permis à des milliers de femmes et d’hommes de faire part en quelques mots sur les réseaux sociaux de leur expérience et de donner une visibilité médiatique à un phénomène social considéré comme tabou.
Des données nationales, issues de travaux scientifiques, existent pourtant sur l’ampleur des violences sexuelles subies dans la famille et sur leurs caractéristiques, notamment grâce aux enquêtes statistiques en population générale.
L’enquête Violences et rapports de genre (Virage), menée en 2015 auprès de plus de 27 000 femmes et hommes résidant en France métropolitaine au sein de ménages ordinaires (hors habitat collectif institutionnel), fournit justement des résultats inédits sur l’ampleur des violences sexuelles subies durant l’enfance au sein de la famille et de son entourage (voisins bien connus, amis, etc.).
En 2018, avec un protocole de collecte et un questionnaire proches, l’enquête Virage dans les Outre-mer a constitué un échantillon de près de 9 000 individus résidant aux Antilles ou à La Réunion permettant d’étendre ces nouvelles connaissances au-delà du territoire hexagonal.
En premier lieu, ces enquêtes confirment que le silence des victimes apparaît plus fréquent en cas de violences sexuelles que de violences physiques ou psychologiques, et lorsque les victimes en parlent, elles le font généralement (mais non systématiquement) de manière tardive et sans grand soutien familial.
En second lieu, ces enquêtes mettent en évidence le poids du genre dans ces violences, élément absent de la mise en lumière médiatique du sujet : les victimes de violences sexuelles sont beaucoup plus souvent des filles que des garçons, et les auteurs très rarement des femmes.
Mesurer les violences en population générale
Plus précisément, l’enquête Virage s’intéresse aux violences interpersonnelles subies par les femmes et les hommes tout au long de la vie dans les différents espaces de leur existence.
Elle permet d’évaluer, au moyen d’un questionnement rétrospectif, la part de personnes adultes ayant connu des violences sexuelles avant l’âge 18 ans, en précisant si le ou les auteurs appartenaient à la famille ou à l’entourage proche, et de resserrer l’estimation pour se rapprocher de la définition juridique des viols et agressions sexuelles incestueuses.
La méthode d’enquête permet d’éviter différents biais de sélection des répondant·e·s, notamment en constituant l’échantillon de manière aléatoire, et conduit ainsi à une estimation robuste de la fréquence des violences dans l’ensemble de la population du pays.
Un autre choix méthodologique repris de protocoles éprouvés scientifiquement en France et à l’étranger, est de formuler les questions en mentionnant des faits plutôt que des catégories juridiques ou le terme générique de violence. Les réponses sont ainsi moins susceptibles de varier d’une personne à l’autre selon leurs représentations des violences sexuelles, leur appréciation de leur gravité ou encore leurs connaissances des définitions juridiques.
Les questions posées ont porté par exemple sur « des attouchements du sexe subi ou à faire », « des rapports sexuels forcés » (ou tentatives), ou « d’autres pratiques sexuelles imposées ».
Le détail des actes subis permet de reconstituer ensuite les réponses relevant des catégories pénales « viols et tentatives de viol » et « autres agressions sexuelles, à l’exception du harcèlement sexuel et de l’exhibitionnisme. ».
Les femmes, premières victimes des violences sexuelles au sein de la famille
En France métropolitaine, près d’une femme sur dix a fait part de violences sexuelles (viols, tentatives de viol, agressions sexuelles) avant l’âge de 18 ans, quelle que soit la nature des relations avec l’agresseur, familiales ou non (8,3 %).
Les inégalités de genre sont frappantes, dans la mesure où les hommes mentionnent quatre fois moins ces violences (1,9 %) que les femmes.
Au sein de la famille et de son entourage plus spécifiquement, c’est une femme sur vingt (4,6 %) et un homme sur cent (0,7 %) qui déclarent des violences sexuelles dans l’enfance ou l’adolescence.
Quant aux territoires ultramarins, les fréquences des violences sexuelles subies avant 18 ans dans le cercle familial ou proche (non présentées dans le tableau) varient entre les territoires, mais se situent à un niveau proche de la France métropolitaine.
Les auteurs de violences sexuelles sont plus divers que dans l’imaginaire collectif
Plus de la moitié des femmes et un peu moins de la moitié des hommes rapportant des violences sexuelles avant leur majorité mettent donc en cause des membres de la sphère familiale ou de l’entourage proche. Au sein de cette sphère, les auteurs des faits sont, par ailleurs, plus divers que dans l’imaginaire collectif, souvent focalisé sur le père et le beau-père.
L’auteur le plus fréquemment cité, tant par les femmes que par les hommes, est un oncle (20 % des femmes, 16 % des hommes). Le deuxième auteur mentionné par les femmes est un homme proche de la famille, par exemple un ami des parents.
Les autres auteurs relativement fréquents (10 à 15 % des cas) sont un frère ou un demi-frère, le père, ou encore un autre homme de la parenté tel qu’un cousin. Pour 5 à 10 % des personnes, les auteurs sont un ami proche, un voisin, un autre homme. Le beau-père est fréquemment cité par les femmes qui vivaient avec leur mère et son conjoint à l’adolescence et qui déclarent des violences sexuelles (33 % d’entre elles) – les calculs n’ont pas été effectués pour les hommes en raison d’effectifs trop faibles.
Dans la famille et son entourage, comme dans les autres sphères de vie, les auteurs de violences sexuelles sont très massivement des hommes, encore plus souvent quand la victime est une fille qu’un garçon.
Certains hommes citent comme auteures des violences des femmes, n’ayant généralement pas de lien de parenté avec la victime (voisine, femme proche de la parenté, autre femme, chacun de ces types de relation étant cité par 5 à 10 % des 0,7 % d’hommes victimes).
Autre enseignement tiré de la fréquence des auteurs mis en cause : la sphère familiale et de l’entourage proche, telle que l’appréhendent les personnes interrogées, est nettement plus large que les relations retenues par le Code pénal en matière d’inceste. La délimitation de la famille est en effet variable selon les milieux sociaux, les territoires, les situations familiales. Ainsi le fils d’un beau-parent n’a pas de lien de parenté au sens strict, mais peut avoir été néanmoins considéré comme un membre de la famille.
Si on restreint les violences sexuelles à celles qui peuvent être qualifiées d’incestueuses (père, beau-père, frère/demi-frère, grand-père, mère, belle-mère, sœur/demi-sœur, grand-mère, tante), 2,5 % des femmes contre 0,3 % des hommes révèlent des violences sexuelles incestueuses subies avant l’âge de 18 ans en France métropolitaine, et, de 3 à 4 % des femmes contre 0,2 à 0,8 % des hommes énoncent ces violences dans les trois territoires ultramarins enquêtés.
Une manifestation de rapports de domination de genre et d’âge
La surexposition des filles aux violences sexuelles dans l’enfance et l’adolescence et la désignation massive d’hommes parmi les auteurs montrent que les violences sexuelles sont une manifestation des rapports de domination de genre et une manière de les renforcer.
Ils se doublent de rapports de domination d’âge, des auteurs qui semblent le plus souvent majeurs soumettant des victimes mineures. Pour ce faire, ils profitent en général du jeune âge de la victime (cité comme mode opératoire des viols ou tentatives de viol par plus de 8 victimes sur dix, femmes comme hommes), ou encore de sa confiance (cité 6 fois sur 10), favorisée par les liens familiaux. L’usage de la force ou de la menace sont des modes de contrainte moins fréquents (environ 1 fois sur 2).
L’articulation des rapports de domination d’âge et de genre est aussi mise en évidence par les inégalités d’exposition aux violences sexuelles au cours de la vie : alors que les hommes en sont rarement victimes à l’âge adulte, les femmes continuent à y être davantage confrontées et, comme aux jeunes âges, les auteurs font souvent partie de la sphère intime (conjoint, ex-conjoint).
La proximité de l’enfant ou adolescent·e avec l’auteur, vivant sous le même toit, visitant la famille, recevant l’enfant chez lui, contribue à la répétition des violences et leur perpétuation dans le temps. Dans plus de la moitié des cas pour les filles, les viols par un membre de la famille ou de l’entourage se sont répétés au moins cinq fois, dans un tiers des cas il y a eu seulement une occurrence.
Si les inégalités de genre sont manifestes dans l’exposition aux violences par des membres de la famille ou des proches avant 18 ans, on ne note en revanche pas de variation significative selon la catégorie sociale des parents. En d’autres termes, les violences sexuelles concernent tous les milieux sociaux.
Parler ne signifie pas être soutenu·e
La majorité des personnes ayant déclaré des violences sexuelles subies dans la famille en ont déjà parlé (famille, conjoint, ami·e, médecin, police, association etc.) avant l’enquête, soit pendant leur enfance, soit à l’âge adulte.
Néanmoins, elles sont moins nombreuses à en avoir déjà parlé que dans le cas de violences physiques ou psychologiques : les violences sexuelles sont aussi en cela spécifiques, outre que les auteurs des violences sexuelles sont beaucoup plus divers que les auteurs des autres formes de violences (ces derniers étant principalement les parents).
Une femme sur cinq et un homme sur trois en a parlé d’ailleurs pour la première fois lors de l’enquête : l’atteinte à la masculinité dominante que peuvent constituer les violences sexuelles rend sans doute plus difficile pour les hommes de révéler ce type de situation et retarde les révélations.
Le frein du jeune âge
Le jeune âge au moment des faits apparaît toutefois comme le premier frein : seulement un quart des femmes et des hommes en ont parlé à quelqu’un dans l’année des faits, près de la moitié en ont parlé au moins dix ans plus tard.
Si les membres de la famille sont les premiers informés des violences sexuelles (par 7 femmes et hommes sur dix), leur soutien est loin d’être acquis (dans moins de 66 % des cas). Or, le manque de soutien apparaît aussi préjudiciable en termes de santé mentale à l’âge adulte que la non-révélation des faits comme le montre Claire Scodellaro dans le chapitre « Violences et santé : le poids du genre ? », de l’étude Violences et rapports de genre. Enquête sur les violences de genre en France (récemment publiée par l’Ined).
Notons que des démarches judiciaires ont rarement été entreprises au moment de l’enquête (1 femme sur 5, 1 homme sur 10) et dans la moitié des cas par quelqu’un d’autre que l’enquêté·e, sans doute quand celles ou ceux-ci étaient encore mineur·e·s.
Les violences sexuelles sur des mineur·e·s sont souvent commises par un homme de la famille ou de l’entourage proche, de manière répétée, plus fréquemment sur les filles que les garçons.
Elles se fondent sur des rapports sociaux inégalitaires, cumulant dominations d’âge et de genre pour soumettre enfants et adolescent·e·s en profitant de leur jeune âge et de la relation de confiance que favorise la sphère familiale.
Ces violences ont pu durer plusieurs années et avoir des conséquences délétères en matière de santé. Si à l’âge adulte la majorité des victimes déclare un bon état de santé général, une partie d’entre elles présente une santé dégradée : les situations de violence peuvent conduire à des troubles de santé sévères, des comportements à risque, des tentatives de suicide.
Un nombre indéterminé de victimes décède aussi prématurément, par suicide ou d’autres causes, et est de ce fait absent de l’enquête. Repérer le plus rapidement possible les violences sexuelles envers les filles et les garçons, notamment dans le cadre familial, doit être une priorité de santé publique.
Les auteures remercient Justine Dupuis, Elizabeth Brown, Stéphanie Condon, Sandrine Dauphin et Magali Mazuy pour leurs relecture et contribution.
Claire Scodellaro, maîtresse de conférences en démographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut National d'Études Démographiques (INED); Alice Debauche, Maîtresse de conférence en sociologie, Université de Strasbourg et Amélie Charruault, Démographe (doctorante), Institut National d'Études Démographiques (INED)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.