En 2020, le taux d’absentéisme dans les hôpitaux français se situait en moyenne entre 9,5 % et 11,5 % selon les chiffres de l’enquête de Fédération hospitalière française, contre un niveau entre 8,5 % et 10 % en 2019, avant la crise de la Covid-19.
Même si la crise sanitaire n’a entraîné qu’une hausse relativement faible, ces chiffres tranchent avec le reste du tissu économique.
Ainsi, selon les résultats du 12e baromètre de l’absentéisme et de l’engagement Ayming, la France recensait un taux d’absentéisme de 5,11 % en 2019.
Pour comprendre cet écart, nous avons mené un travail de recherche qui analyse la gestion de l’absentéisme à l’hôpital public et ses effets sur le personnel infirmier, les cadres de santé et les patients, dans un contexte de restrictions budgétaires et de conditions de travail dégradées : intensification du travail, pression temporelle, rythme de travail soumis à un contrôle informatique, travail morcelé, agressivité des patients et de leur famille, etc.
« Débrouillardise »
Il ressort notamment de notre étude que cette gestion de l’absentéisme souffre de certains manquements : elle est généralement mise en place en interne, au niveau d’un service et/ou d’un même pôle. En outre, les solutions ont tendance à relever de la « débrouillardise » et d’arrangements directs entre les acteurs, ce qui peut engendrer des conséquences délétères sur le personnel.
Le cadre de santé fait donc preuve d’une forte réactivité et d’inventivité pour gérer dans l’urgence l’absentéisme. Comme nous l’avons montré dans nos travaux de recherche, il mobilise en priorité l’auto-remplacement et l’ajustement des plannings pour gérer l’intégralité des absences, et pas seulement celles de courte durée. Avec l’auto-remplacement, le cadre de santé rappelle les personnels sur leur temps de repos (hebdomadaire ou réduction du temps de travail. Avec l’auto-ajustement, il gère l’absentéisme en mobilisant les effectifs présents dont il dispose. Les cadres ont également recours à la mobilité interservices, et lorsqu’il existe et que sa taille est suffisante, au pool de remplacement.
Une coopération paraît ainsi s’instaurer entre la direction des ressources humaines, les cadres de santé supérieurs et les cadres de santé dans certains établissements pour gérer de manière plus collégiale l’absentéisme.
Comme en témoigne un cadre de santé supérieur interviewé dans notre étude :
« Tous les 15 jours, nous avons une réunion dite des effectifs où les 6 cadres supérieurs de santé se retrouvent avec la directrice des soins, l’attachée d’administration hospitalière DRH, son adjointe et chaque cadre supérieur expose ses difficultés en termes d’effectif pour les 15 jours à venir ».
La gestion de l’absentéisme tend ainsi à développer une coopération entre les différents acteurs. Loin de diviser et de les mettre en compétition, les restrictions budgétaires imposées aux établissements de santé contraignent les agents à trouver ensemble des solutions, des arrangements, dans un contexte de conditions de travail dégradées.
La gestion de l’absentéisme renforce donc les relations interpersonnelles. Se développe un fort soutien social d’une part, au sein de l’équipe, entre les infirmières, et d’autre part entre les infirmières et le cadre de santé.
Conséquences délétères
Toutefois, ce mode de gestion porte son lot de conséquences négatives pour les soignants et les patients, comme nous avons pu le constater. Ces principaux effets sont les suivants :
- Une fatigue extrême des personnels soignants
Avec le recours à l’auto-remplacement, les heures de travail se rallongent continuellement, allant au-delà de la quotité de travail choisie par l’agent, s’accompagnant d’une impossibilité de poser des congés, de prendre des RTT et de se reposer, et conduisant donc à du présentéisme.
Ce dernier provoque une fatigue extrême chez les infirmiers, comme en témoigne un infirmier :
« Disons que lorsque les collègues travaillent cinq jours d’affilée, le cinquième jour est difficile ».
Cette situation peut conduire à des absences maladie de longue durée liées à un épuisement physique et émotionnel des personnels infirmiers. Avec l’auto-ajustement des plannings, les personnels infirmiers subissent en effet une variabilité incessante de leur planning, source d’insatisfaction et de mal être au travail.
- Des violences psychologiques à l’encontre des personnels infirmiers
Les résultats de la recherche et plus particulièrement de l’étude netnographique (à partir des messages tirés des forums de discussion) que nous avons menée indiquent que, si l’agent refuse de remplacer un de ses collègues sur son temps de repos (auto-remplacement), il peut subir des violences psychologiques de la part du cadre de santé et plus particulièrement, des pressions psychologiques ou encore du harcèlement téléphonique.
Un témoignage relevé sur un forum l’illustre :
« Si la continuité des soins est rompue parce qu’on ne vient pas sur nos repos, ce n’est certainement pas de notre faute. Le reste c’est de l’intimidation, du chantage aux sentiments ».
- Des risques sur la sécurité et la qualité des soins dispensés aux patients
Le recours à la mobilité interservices peut induire une réduction de la qualité des soins dans la mesure où l’agent qui intervient ne connaît ni le service en question, ni les patients.
Une infirmière interrogée en témoigne :
« On ne connaît pas les patients donc on fait comme on peut. On ne connaît pas l’endroit, où sont les médicaments […] on peut se sentir complètement inutile ».
Enfin, l’absence morale précédemment évoquée des agents infirmiers interroge quant à la sécurité des soins. Même si en tant que chercheurs, nous n’avons pu obtenir le nombre d’incidents liés à la fatigue des infirmiers (donnée confidentielle), un syndicaliste a pu relater un incident dont les conséquences sont alarmistes :
« Il n’y a pas très longtemps, on a eu une chimiothérapie qui devait se dérouler en 8 heures, les agents l’ont faite en une demi-heure, le patient a failli mourir, très clairement… et il y a eu des choses encore plus graves mais bien sûr, ça ne sort pas de l’établissement ».
Pénurie de professionnels
Face à la crise de la Covid-19, des nouvelles solutions de « débrouillardise » (mobilisation des étudiants en médecine, rappel des professionnels de santé retraités, recours à des personnels intérimaires, recours aux heures supplémentaires, etc.) ont été mises en œuvre en parallèle. Mais elles demeurent insuffisantes.
Les modalités utilisées avant la crise sanitaire ne suffisent en effet pas pour pallier le manque de professionnels de santé. Bien que dotés de moyens financiers supplémentaires (PLFSS 2020 et 2021 – projet de loi de financement de la sécurité sociale, accords du Ségur de la santé, ONDAM Hospitalier, etc.), les hôpitaux ont pu lancer des campagnes de recrutements externes dont le succès fut limité en raison de la pénurie du personnel médical et de soignants spécialisés liée à la stratégie de flux tendus déployée pour répondre aux impératifs du Nouveau Management Public.
Certes, les professionnels de la santé sont toujours aussi investis et dévoués, mais aussi épuisés face à cette situation dont on ne perçoit pas la fin. Comme en témoignait la directrice des hôpitaux du bassin de Thau, (dans un article de France 3 Occitanie de septembre 2020) :
« Une grande fatigue physique et psychologique chez des professionnels qui n’ont pas récupéré de la première vague ».
En conséquence, la probabilité que les taux d’absentéisme augmentent est élevée, ce qui compliquera la gestion de la crise sanitaire.
L’hôpital doit en conséquence rapidement susciter des vocations, notamment chez les jeunes médecins. Une réflexion approfondie doit être menée sur la politique d’emploi et de gestion des compétences des professionnels de santé ainsi que sur la revalorisation des métiers, donnant lieu à des résultats concrets. Les accords du Ségur de la Santé et plus spécifiquement la légère revalorisation des salaires, en septembre dernier, peuvent toutefois constituer une première pierre à l’édifice.
Nathalie Commeiras, Professeur des Universités en Gestion des Ressources Humaines, Montpellier Recherche Management (MRM), Université de Montpellier et Véronique Achmet, Docteur en sciences de gestion, Montpellier Recherche Management (MRM), Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.