Le programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Evars) prévoit, dès le CM2, un lien avec l’éducation aux médias et à l’information (EMI). On y aborde des notions comme la liberté d’expression en ligne, la vie privée, le droit à l’intimité, ou encore la prévention du cyberharcèlement. L’objectif est clair : « Faire en sorte que les élèves apprennent à devenir des citoyens responsables. »
En effet, les adolescents investissent les réseaux sociaux de plus en plus tôt, souvent sans accompagnement suffisant. Cela soulève des enjeux cruciaux, notamment celui de l’« extimité », concept défini par le psychiatre Serge Tisseron comme
« le désir de rendre visibles certaines facettes de son intimité, parfois même à son insu, au risque de susciter indifférence ou rejet ».
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À l’ère numérique, la frontière entre vie privée et espace public devient floue, rendant l’intimité exposable à tout moment, comme le rappelle Yaëlle Amsellem-Mainguy :
« L’accès facilité à la pornographie, l’exposition de la sexualité sur les réseaux sociaux ou le cyberharcèlement angoissent, car ils s’exerceraient dans des espaces incontrôlables. »
Dans ce contexte, quel rôle l’éducation entre pairs joue-t-elle dans la construction des comportements numériques adolescents ?
Pour explorer ces questions, appuyons-nous sur des observations en collège et sur une série d’entretiens qualitatifs dans 12 académies françaises auprès de formateurs intervenant dans l’éducation aux médias et l’éducation à la vie affective (infirmiers, conseillers principaux d’éducation, enseignants).
Insultes et moqueries sur les réseaux sociaux
« 75 % des jeunes de 11-12 ans utilisent régulièrement les réseaux sociaux. » Snapchat, Instagram, BeReal, WhatsApp ou TikTok ne sont plus de simples applications, mais des espaces de socialisation à part entière. Les adolescents y construisent leurs relations, leurs normes… et parfois leurs violences. Sur ces plateformes, les interactions sont rapides, souvent irréfléchies, avec un humour qui peut basculer dans l’humiliation.
Infirmière : « Mes camarades disent des choses méchantes sur moi sur les réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous ? »
Un élève : « Il y a des insultes dans le groupe (WhatsApp), et quand on insulte, on t’affiche. »
Une élève : « Mes amis m’insultent et rigolent. »
Une autre : « Moi, je pense que ça fait partie de l’amitié, c’est pour taquiner. »
Un élève : « Avec mes potes, c’est drôle de faire ça. »
Insultes et moqueries deviennent des jeux anodins entre amis. L’écran agit comme un filtre émotionnel : il désinhibe, déresponsabilise. De plus « la plupart des mots sont violents et instaurent un climat malsain entre les sexes ». Les adolescents n’ont pas toujours conscience de la portée blessante de leurs paroles. Cette dynamique favorise aussi des propos sexistes.
Alors que certaines adolescentes pensaient l’égalité filles/garçons acquise, elles découvrent en ligne une forme de domination bien réelle. Comme le rappelle la sociologue Marie Duru-Bellat :
« Il y a encore la banalisation des moqueries sexistes sur le Net (avec par exemple la diffusion de vidéos à prétention humoristique donnant une représentation dégradante des femmes sur des plateformes comme TikTok), autant d’évolutions pointées par le Haut Conseil à l’égalité… Au total, 72 % des femmes de 15 à 24 ans considèrent que femmes et hommes ne sont pas traités de la même manière sur les réseaux sociaux. »
Une logique d’exposition
Un autre danger de cette socialisation numérique est le partage de photos intimes (« nudes ») qui sont vues comme une « normalisation » de pratiques par les adolescents. Beaucoup de jeunes sous-estiment les conséquences :
Un élève : « Il y a une personne, sa photo a circulé et c’est une photo intime. Un autre a demandé à plein de personnes de lui envoyer cette photo. »
Ce qui était perçu comme un échange privé devient une exposition massive, avec son lot de moqueries, de harcèlement et d’humiliation. Cette logique d’exposition est alimentée par l’imitation de modèles médiatiques, notamment issus de la téléréalité. Serge Tisseron l’exprime ainsi :
« Plus tu me regardes, plus tu crois me connaître, et moins tu en sauras. C’est à peu de chose près ce que chacun des candidats à la fameuse émission Loft Story, au printemps 2001, a dit et répété. »
Sur les réseaux, la socialisation entre pairs fonctionne par normes implicites : montrer, s’exposer, tout en risquant l’humiliation si l’on dépasse la « bonne » limite. Cette contradiction renforce une violence normalisée puisque les enfants et adolescents sont « submergés de données de toutes sortes sur la sexualité », souvent intégrées comme une manière ordinaire de faire groupe.
Réfléchir aux normes et à l’intimité
Pour amener les adolescents à réfléchir à leurs pratiques relationnelles, affectives et sexuelles, les professionnels de santé scolaire, les conseillers d’éducation ou encore les infirmières privilégient la discussion entre pairs afin « d’instaurer et assurer dans le groupe un climat de confiance » et d’inviter les élèves à respecter la parole de chacun, tant durant la séance qu’à son issue.
L’objectif est de permettre aux adolescents de réfléchir ensemble, à partir de leurs représentations, expériences et en fonction « de leur âge », tout en les aidant à développer leur résistance à la pression du groupe, y compris face à des sujets sensibles comme la sexualité, l’alcool ou l’usage de substances.
Les séances révèlent souvent la force de l’émulation entre adolescents, qui peut favoriser des prises de conscience… mais aussi amplifier les comportements problématiques comme des « comportements sexuels violents ».
L’éducation à la vie affective s’appuie donc sur des méthodes actives pour travailler des « compétences psychosociales clés » comme l’écoute, la prise de recul, l’expression des émotions, l’analyse critique et l’empathie, mais aussi « des valeurs humanistes ». Ces compétences sont indispensables pour lutter contre les violences « relationnelles et le sexisme » ordinaire, mais aussi pour mieux comprendre l’impact de la socialisation de et par les réseaux sociaux.
Car, à travers la discussion en groupe, les élèves peuvent déconstruire certaines normes ou pratiques vues comme « banales » en ligne, et prendre conscience des effets réels de leurs paroles et de leurs actes sur les autres.
Prescillia Micollet, Doctorante en Sciences de l'Éducation et de la Formation , Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.