En 2018, 615 enfants ont été adoptés à l’étranger par des personnes résidant en France. Des chiffres qui ne cessent de baisser depuis 10 ans. Dans la liste des pays d’origine des enfants, ni l’Algérie, ni le Maroc n’apparaissent. Pourtant, chaque année plusieurs centaines d’enfants (estimation) arrivent en France, en provenance du Maghreb, créant ainsi des parentés particulières.
« Je suis rentrée hier soir, j’ai été prise de court, il a fallu que je réagisse très vite, que je parte tout de suite, sans perdre une seule seconde, je suis complètement retournée, elle est trop belle, je m’attendais vraiment pas à avoir une fille ça c’est fait très très vite. »
N. 36 ans, vient de se voir attribuer une petite fille de quatre mois. Avec son mari, ils se sont tournés il y a environ deux ans vers la kafâla. Ils ont fait le choix de recueillir cette enfant dans le pays d’origine de leurs parents, le Maroc, pays de droit islamique qui prohibe l’adoption telle qu’elle est définie en droit français – des rapports juridiques entre l’adopté et l’adoptant correspondant à ceux d’une filiation biologique – et lui substitue un mode de recueil légal, la kafâla.
L’interdit de la parenté adoptive témoigne d’un système de parenté patrilinéaire fondé sur l’alliance et le biologique. En prohibant la création d’un lien filial entre l’adopté et l’adoptant, l’islam limite les effets juridiques de cette adoption. La kafâla permet à un adoptant de recueillir un enfant, sans pour autant lui permettre d’hériter de lui. En France, elle s’apparente à une tutelle ou une délégation d’autorité parentale.
Comme N., selon Abdel Jamil, président de l’association Kafala.fr, une association de parents ayant adoptés par kafâla, chaque année, ils sont plus de 50 couples ou femmes célibataires, à devenir parent d’un enfant recueilli au Maroc, grâce à l’accompagnement de l’association. Ces recueillants par kafâla peuvent revêtir différents profils, (binationaux Franco-Marocains, couples mixtes et Français), des personnes vivant en France où à l’étranger.
« L’année dernière, on a dû avoir 50 familles qui sont rentrées. Je parle uniquement des familles qui ont pris contact avec nous. S’ajoute donc à cela, les personnes qui ont reçu un accompagnement par d’autres associations ou encore ceux qui n’ont contacté personne en [se rendant directement dans le pays, ndlr] et également les kafâlas algériennes. »
Mais concrètement la kafâla c’est quoi ?
La kafâla est une mesure de protection de l’enfance reconnue par les conventions internationales (New York 1989, La Haye 1996) qui permet de confier un enfant (makfûl), durant sa minorité, à une famille musulmane (kafîl) afin qu’elle assure bénévolement sa protection, son éducation et son entretien durant sa minorité (la prise en charge est étendue jusqu’au mariage pour les filles).
Elle trouve sa légitimité dans le Coran (Sourate 33, Les coalisés) et à travers l’histoire du prophète Mohamed et de son fils adoptif Zayd Ibn Haritha. La kafâla est une institution en vigueur dans les pays de droits musulmans comme l’Algérie ou le Maroc et accessible aux couples mariés, et femmes célibataires, les hommes seuls en sont exclus. En effet, dans la famille musulmane, la garde de l’enfant est toujours confiée à la mère ou à défaut à un parent de la lignée maternelle, et une femme est la seule à pouvoir créer une « parenté de lait », en allaitant, comme nous le verrons plus bas.
En France, dans un contexte où le nombre de pupilles adoptables (982 pupilles confiés en vue d’une adoption en 2017) ne peut satisfaire la demande (12262 agréments en cours de validité en 2017) et où l’adoption internationale devient très restreinte, la kafâla séduit de plus en plus. Pourtant, depuis 2001, les adoptants par kafâla se voient confronter à des difficultés administratives engendrées par l’article 370-3 du code civil. Un conflit de loi qui vient interdire l’adoption d’un enfant dont la loi d’origine prohibe l’adoption.
Au début de mes recherches, lorsque que j’ai rencontré les services adoptions de certains départements, à plusieurs reprises, j’ai été corrigée sur les mots « adoptants » et « parents » que j’employais pour désigner les kafîls. Les termes qui semblaient alors être les plus appropriés étaient recueillants ou tuteurs.
Puis, ayant rencontré des dizaines de familles kafîlates et des prétendants à la kafâla et m’étant entretenu des heures avec eux, j’ai fini par avoir la certitude qu’ils sont parents, pères, mères mais pas de la façon dont on l’entend en France. Ils ont eu recours à une adoption sans filiation, une pratique qui vient heurter les mœurs françaises.
Kafâla vs adoption : la filiation en question
En recueillant en Algérie et au Maroc et en provoquant la migration de la kafâla, les adoptants au Maghreb déclenchent la rencontre de deux législations antagonistes.
Au cœur de ce conflit de lois, la question de la filiation. Les makfûls, au regard du droit français, ne font pas partie de la famille de leurs kafîls, au sens juridique. Ils ne sont pas inscrits sur leur livret de famille. Les kafîls sont considérés comme les tuteurs ou détenteurs de l’autorité parentale.
En France, la filiation est un lien qui unit un enfant à son père ou à sa mère. À travers l’institution de l’adoption plénière, la France applique le principe d’effacement des origines et crée une nouvelle filiation et à travers l’adoption simple maintient la filiation d’origine tout en créant une filiation adoptive.
Le Maroc comme l’Algérie à travers la kafâla souhaite préserver la filiation d’origine de l’enfant alors même que la grande majorité des enfants est de filiation inconnue. On retrouve l’interdit d’adopter dans la plupart des pays musulmans, à l’exception de l’Indonésie, la Turquie, la Somalie, le Liban ou encore la Tunisie qui a légalisé l’adoption en 1958.
Le Maroc et l’Algérie en prohibant la création d’un lien de filiation défendent un système de parenté basé sur une union matrimoniale entre un homme et une femme de laquelle nait des enfants. Une parenté engendrée par le sang, l’alliance et le lait.
C’est afin de faire face au phénomène de l’enfance abandonnée et d’offrir une solution d’assistance à ces enfants que l’Algérie institutionnalise la kafâla en 1984 et le Maroc en 1993.
Un traitement différencié selon le territoire
Si la kafâla n’entre pas dans le champ de l’adoption pour les institutions en France, il est indéniable que cette forme de recueil est une forme de parenté. La kafâla arrive, dans la plupart des cas que j’ai recueillis, à la suite d’un long parcours de PMA et du deuil de l’enfant biologique. C’est dans une réelle volonté de faire famille que les prétendants à la kafâla se lancent dans cette procédure.
Afin d’entamer leur procédure d’adoption au Maroc et sur demande des autorités marocaines, les prétendants à la kafâla doivent obtenir un agrément d’adoption ou un avis favorable à une évaluation sociale de leur département de résidence. Les services d’adoption des départements, services de l’État chargés, en amont, d’évaluer la faisabilité d’un projet d’adoption se distinguent en matière de kafâla.
Parfois perçue comme une transgression des normes de la filiation et de l’adoption et d’autres fois comme une forme d’immigration la kafâla fait débat.
Une disharmonie de traitement qui engendre des inégalités entre les prétendants à la kafâla. Comme me le décrivait Nora, secrétaire de l’association Kafala.fr et assistante sociale, il y a trois types de départements, les premiers encadrent la kafâla au même titre que l’adoption à travers l’agrément (évaluation sociale et psychologique), les seconds se chargent uniquement de l’évaluation sociale et les troisièmes, faute de moyens, refusent de répondre aux demandes d’évaluations des prétendants à la kafâla. Un risque pour les familles qui se voient alors privées d’une préparation nécessaire à cette forme d’adoption et pour les enfants dont le circuit et le suivi ne seront pas assurés.
« L’enquête sociale ou l’agrément, c’est aussi un accompagnement que ces familles n’ont pas aujourd’hui. Elles portent seules leur projet. Elles ont besoin de se poser toutes les questions et d’avoir l’accompagnement que ce type d’adoption, ce type de création familiale engendre. »
Il y a chez les adoptants par kafâla un besoin de reconnaissance. En attendant d’être officiellement reconnus parents, les femmes kafîls n’hésite pas à avoir recours à l’allaitement.
Le Lait et le Nom
La kafâla ne créant pas de filiation, les mères kafils n’hésitent pas à créer un lien de parenté plus symbolique à travers l’allaitement. Grâce à une longue stimulation permettant de produire naturellement du lait maternel, elles vont offrir à leur enfant, les quelques tétées qui feront d’elles des mères. N’ayant pu donner naissance à un enfant et créer ainsi une « filiation de sang », elles cherchent à créer un lien équivalent. Allaiter un enfant engendre en islam une parenté de lait et par là est soumis aux mêmes interdictions matrimoniales que la parenté ou l’alliance. Au-delà de l’aspect religieux, il y a la volonté de créer un lien particulier avec l’enfant, un lien unique.
« J’ai allaité le petit, parce que je voulais être sa mère. C’est bête mais maintenant personne ne peut dire que je ne suis pas sa mère. » (A. 34 ans)
Dans la quête de reconnaissance que traversent les kafîls, il y a cette nécessité de transmettre le nom. En Algérie depuis 1992 et au Maroc depuis 2002, les législateurs ont donné la possibilité aux kafîls d’offrir leur nom aux enfants qu’ils ont recueillis.
Ainsi, sans effacement du nom d’origine (qui dans la majorité des cas des enfants abandonnés anonymement est attribué de manière aléatoire par un agent d’état civil), il sera possible de faire concorder le nom des kafîls à celui de l’enfant.
Les kafîls français n’hésitent pas à avoir recours à cette procédure, non pas pour cacher la nature de leur lien avec l’enfant mais pour faciliter les démarches administratives.
Abdel Jamil témoigne avoir eu recours à la concordance des noms pour ses deux enfants.
« C’est plus simple pour l’école, tu n’as pas à expliquer pourquoi il l’[enfant] ne porte pas le même nom que toi alors qu’il t’appelle papa. À l’école, ils les [instituteurs] ne connaissent pas, ils ne savent pas ce que c’est, alors pour eux c’est barbare. »
Cette transmission symbolique du nom sans filiation est une étape de plus franchie dans l’accession des kafils au statut de parents.
L’adoption de l’enfant makfûl
Depuis 2016, l’enfant qui, depuis au moins trois années, est recueilli sur décision de justice et élevé par une personne de nationalité française peut devenir français par déclaration de nationalité.
Une évolution notable qui fait suite aux débats autour du projet de loi famille en 2014 et au rapport rendu par Adeline Gouttenoire (40 propositions pour adapter la protection de l’enfance et l’adoption aux réalités d’aujourd’hui). Une disposition qui s’ouvre également aux Français résidants à l’étranger.
En devenant Français, les enfants recueillis par kafâla deviennent alors adoptables juridiquement. Certains kafîls optent alors pour l’adoption simple qu’ils considèrent plus en accord avec la kafâla et le respect des origines de l’enfant. Les Français résidants en Algérie ou au Maroc, n’ont cependant aucun moyen d’obtenir l’adoption simple ou plénière.
La confrontation continuelle de la kafâla à l’adoption en France à travers leurs législations antagonistes conduit parfois à réduire l’intérêt de cette institution. Pour les kafîls français, la kafâla exprime indubitablement la volonté de prendre l’enfant makfûl pour sien. Elle répond très justement aux questionnements liés aux origines en préservant la filiation de l’enfant. Associée à une filiation patronymique (concordance des noms) et une parenté de lait, elle prend la forme d’une parenté à part entière, parenté non juridiquement consacrée.
Chahrazad Amrani, Doctorante sociologie et anthropologie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) - JesusLeal/Pixabay, CC BY-SA
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