Le school-bullying, ainsi qu’on nomme le « harcèlement scolaire » dans les études internationales, désigne une conduite intentionnellement agressive adoptée par un ou plusieurs élèves, qui se répète et qui dure. Ceux qui y ont recours cherchent à nuire ou à blesser, en établissant une relation dissymétrique : ils sont les dominants ; leurs victimes sont les dominés.
Pour qu’il y ait harcèlement, ces trois critères (intentionnalité, répétition et relation d’emprise) doivent être présents simultanément. La gravité des conséquences dépend des deux dernières de ces trois dimensions. Le harcèlement ne s’exerce pas forcément quotidiennement : il peut être entrecoupé de périodes de répit. La relation d’emprise, quant à elle, peut devenir rapidement le fait de plusieurs élèves. Les répercussions n’en sont que plus graves.
Retard français
Cette définition a permis de réaliser de nombreuses études dans les pays étrangers. Mais pour quelles raisons aura‐t‐il fallu attendre dix ans avant qu’en France on ne se préoccupe d’un tel phénomène ? Les difficultés de traduction du mot school-bullying sont peut‐être en cause. Menée à la fin des années 1990 et publiée en 2002 dans quatorze pays différents – notamment en France, mais aussi en Allemagne, en Autriche, en Chine, en Espagne, en Grande‐Bretagne, en Grèce, en Islande, au Japon, en Norvège, au Portugal, en Slovénie, en Thaïlande –, une étude comparative a mis en évidence la façon dont de telles violences étaient nommées, et surtout la façon dont elles étaient représentées.
La recherche a consisté à montrer à 1 245 enfants répartis en deux groupes (les « huit ans » et les « quatorze ans ») des dessins représentant toute sorte de situations. Par exemple, un grand attaque un petit ; deux garçons empêchent un troisième de jouer ; un enfant en insulte un autre, etc. Au préalable, les chercheurs avaient constitué, pour caractériser ces situations, des listes de termes tirés des études nationales. Ils les ont testés auprès d’un échantillon d’élèves.
Alors que les Anglais emploient six mots différents (harassment, bullying, teasing, intimidation, tormenting, peaking-on), suivant en cela les Portugais (abuso, armar-se, insulto, provoco, rejeico, violen), et que, dans tous les autres pays, le panel propose au moins trois ou quatre synonymes, seul un terme est ressorti dans les statistiques françaises, à savoir celui de « violence ». Dans notre pays, les chercheurs en ont donc été réduits à proposer aux enfants ce seul terme, assorti de l’adjectif qualificatif « directe » ou « indirecte ».
Mot trop vague
Or, « violence » est un mot bien trop vague. Il recouvre une multitude de situations, où l’on ne saurait déceler aucune dimension de répétition ni aucune relation d’emprise. Pourtant, bien des vocables auraient pu faire l’affaire : brimade, maltraitance, intimidation, rejet, exclusion et aussi harcèlement, terme qui sera finalement retenu, et à juste titre, car il procède de la même racine que le mot « herse » – outil qui permet de retourner la terre, où il laisse de profondes empreintes. La notion d’action, enfin, est sous‐entendue par le suffixe « ‐ment ».
Peut‐être parce qu’Éric Debarbieux (l’un des pionniers français sur le sujet) avait initialement parlé de micro-violence, le phénomène a été noyé parmi les autres violences ayant cours dans le cadre scolaire. Son terme, employé pour signifier le caractère sournois et invisible de comportements susceptibles de se répéter en l’absence d’adultes en mesure de les identifier, a été mal compris et surtout n’a pas permis de suffisamment distinguer une violence d’un genre particulier.
Or, la manière avec laquelle nous nommons un phénomène révèle la manière dont nous l’appréhendons. Comment analyser un phénomène si l’on ne peut le nommer correctement ?
Lorsque les Anglo‐Saxons parlent de bullying, ils insistent sur l’action elle‐même (la terminaison ‐ing indique aussi une action en train de se dérouler), et donc sur celui ou ceux qui agissent. En France, c’est plutôt du côté de la victime que se portent les regards. Ne parle‐t‐on pas volontiers de « bouc émissaire » ? Mais avant d’accepter l’idée que la victime n’est pas responsable de ce qui lui arrive, il faut d’abord lever de nombreux préjugés.
Dynamique de groupe
À trop insister sur la victime, on s’interdit parfois de réfléchir aux dynamiques, et dans le cas qui nous occupe, à la dynamique de groupe . Or, celle‐ci avait déjà été pointée par un psychiatre suédois, P.P. Heinemann, qui, dans les années 1960, avait observé une poignée d’adolescents qui s’en prenaient à un enfant. Il en a tiré une émission de radio. À la suite de nombreux témoignages de parents, et s’appuyant sur les travaux de l’éthologue Konrad Lorenz, il a décrit comment une meute s’attaque collectivement à un individu isolé. Le terme qu’il emploie alors est mobbing (emprunté à l’anglais, ce terme dérive de mob, la « foule agressive »).
Dan Olweus utilisera les travaux de Heinemann et désignera par bullying la violence qu’un individu seul exerce contre un autre individu seul. Le terme, en anglais, a un double sens. Il signifie à la fois « intimider » et « brutaliser ». Mais bully veut aussi dire « bravache », « fanfaron ». Une étymologie ferait dériver bully du vieux néerlandais boele, qui veut d’abord dire « bien‐aimé », puis « camarade », et ensuite « fanfaron », « bravache ». La même ambiguïté existe en allemand. De là découle l’idée que les actions des bullies, c’est‐à‐dire des « harceleurs », sont ambiguës.
De fait, il est parfois délicat de distinguer une tape amicale d’un geste plus brutal, une apostrophe gentille d’une insulte. C’est dans cette ambiguïté que réside toute la difficulté : les enfants ont parfois du mal à percevoir où finit la plaisanterie et où commence le harcèlement.
« Le Harcèlement scolaire », Nicole Catheline, Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je? », novembre 2015. Les intertitres dans cet article sont de la rédaction.
Nicole Catheline, Pédopsychiatre, Centre hospitalier universitaire de Poitiers The Conversation
Crédit Photo : Bruce Guenter,CC BY-SA