Le langage peut être considéré comme la plus belle réalisation collective que l’être humain ait inventée. Or il ne s’agit pas d’une création figée, mais d’une œuvre multiforme, en constante mutation à travers les âges et l’espace. Le processus créatif qui est à la racine du langage se retrouve dans notre capacité à le transmettre à nos enfants dans nos pratiques quotidiennes et dans la capacité des enfants à s’approprier ce trésor de l’humanité.
C’est à travers le langage qui lui est adressé au jour le jour que l’enfant va développer ses propres compétences de compréhension et d’expression. Ce langage est constitué d’une part des énoncés qui permettent à l’adulte de demander, raconter, décrire, interdire, répondre, commenter, spécifiquement pour l’enfant auquel il s’adresse. Mais il recouvre également les énoncés que l’adulte produit en réaction à ce qu’expriment les enfants.
Les adultes répondent au moindre cri, action, sourire des enfants qu’ils interprètent et reformulent, ce qui permet de les guider dans leur processus d’appropriation de la langue ou des langues qui les entoure(nt). Cet « input », qui peut passer par des paroles, gestes, postures, expressions faciales ou regards permet à l’enfant de s’approprier la langue ou les langues de son environnement familial et culturel à l’aide de tous ses sens et à le produire à son tour avec sa voix et tout son corps.
Des interactions fondamentales
Cet article se place dans un cadre que l’on appelle constructiviste et interactioniste, proposé par des chercheurs comme Jérôme Bruner, Katherine Nelson, Eve Clark, et Michael Tomasello. Les tenants de cette approche montrent que, même si l’enfant a des capacités d’ordre biologiques et cognitives, liées sans doute à l’évolution de l’espèce, il doit apprendre les conventions linguistiques à partir du langage des autres.
Ainsi, l’enfant n’a pas une connaissance innée du langage, contrairement à ce que postulait le courant dit générativiste dont la figure de proue est Noam Chomsky. Le développement du langage est un processus de construction graduel dans lequel l’environnement est primordial, en particulier les interactions sociales, les échanges conversationnels.
Certains éléments langagiers sont fréquents, ce qui va faciliter leur appropriation, d’autres sont rares mais peuvent frapper particulièrement les enfants et avoir pour eux une certaine saillance, parce qu’ils seront associés à des circonstances exceptionnelles, ce qui leur permettra alors de les mémoriser et de les réutiliser.
Dans cette approche, le langage est un produit culturel qui s’est enrichi au cours des âges pour former aujourd’hui, un support primordial de nos raisonnements, notre production artistique, notre travail scientifique et de manière plus générale le développement des sociétés et des cultures.
Un bain de langage spécifique
Le langage entendu ne se limite pas à ce qui dit la mère ou le père. Les frères et sœurs, les autres enfants et adultes présents dans la vie quotidienne, le langage entendu indirectement, contribuent au bain de langage. Même si l’effet du langage non adressé à l’enfant semble moins fort que celui produit durant une conversation à laquelle l’enfant participe, cet effet reste présent et important, d’autant plus que l’enfant peut avoir l’impression que l’on parle de lui ou que ce qui est dit l’intéresse ou l’intrigue.
En plus des interactions auxquelles il assiste, l’enfant est exposé à un bain de langage particulier. En effet, si le langage qui lui est adressé a des spécificités qui peuvent varier selon les cultures, on peut identifier aussi un certain nombre de points communs à travers le monde comme l’avait déjà constaté Ferguson.
Dans nos cultures occidentales, les adultes parlent aux enfants plus lentement, avec une voix plus aiguë et surtout davantage de variations de hauteurs de voix qui rendent les productions plus mélodieuses et proches de la musique. La syntaxe est simplifiée, le lexique moins varié, il y a des répétitions et des reformulations. Les adultes renforcent davantage les productions vocales avec des gestes et des expressions faciales et produisent un discours plus incarné corporellement et vocalement.
Les enfants n’apprennent donc pas à parler tout seuls, ils commencent leur acquisition du langage en tant que partenaires sociaux dans des interactions répétées avec les personnes qui les entourent au quotidien qui s’ajustent constamment à eux en fonction de leur développement cognitif, physiologique, de leur dextérité motrice, de leur expérience et de leur connaissance du monde.
Des indices de communication
Le processus d’interaction est essentiellement multimodal : il ne comprend pas le seul canal sonore ni même le seul canal visuo-gestuel (sauf dans des cas particuliers comme l’acquisition de langues signées par des enfants sourds). Toutes les nuances sonores et visuelles peuvent entrer en ligne de compte dans la mémorisation et le contrôle d’une interaction : la parole, mais aussi tous les autres bruits y compris les vibrations sonores ou non ; le mouvement des mains, du visage, des yeux, du corps ; le contexte de production, visuel, sonore, olfactif, tactile et parfois gustatif.
Ce contexte comprend aussi le ressenti, par exemple le plaisir pris dans la situation, le souvenir de la réaction de l’autre. Pour un enfant qui entre dans le langage, l’importance de la multimodalité est fondamentale car il ne peut pas encore s’appuyer sur des connaissances préalables et tout indice communicationnel est une clé pour comprendre le langage.
Avant même les premiers gestes ou les premiers mots, le parent réagit aux vocalisations de son enfant, leur donnant ainsi un statut de tour de parole dans l’échange alors même que la production ne correspond pas encore à des formes reconnues de la langue maternelle. Les productions des enfants sont en effet considérées par l’adulte comme interprétables et sont de fait déjà très souvent interprétées.
C’est en regardant comment les adultes réagissent aux gestes et vocalises de leur enfant, que l’on peut commencer à comprendre ce qui se met en place entre l’enfant et les parents. En effet, très tôt, les adultes attribuent du sens aux différents comportements de leur enfant et réciproquement.
Des reformulations
Les parents jouent donc un rôle très important dans la mise en forme des productions de l’enfant. Chez l’enfant qui apprend la langue des signes, cette « mise en forme » peut prendre un sens très concret quand le parent aide directement l’enfant à produire certains signes en lui prenant les mains. Évidemment, ceci est impossible pour l’enfant entendant ! Le parent ne peut pas facilement agir sur sa production vocale et la modifier directement.
Cette mise en forme se fait pourtant aussi vocalement par l’adulte dans la reformulation et souvent de manière implicite, à travers des séquences de rectification, que la mère ajuste en fonction de chaque étape du développement phonologique, morphologique et lexical de l’enfant. Les productions non conventionnelles des enfants permettent donc aux linguistes de toucher du doigt le processus de construction et de reconstruction effectué avec l’aide de l’adulte.
Les adultes apprennent à l’enfant à utiliser le langage selon « un éventail de conduites pertinentes » en ayant recours à toutes les ressources sémiotiques (parole, regard, geste, action, expression faciale…) en fonction de son intention communicationnelle, de son interlocuteur, de son contexte, de sa situation, de l’activité en cours. De plus « l’apprenti sujet-énonciateur » (Morgenstern 2006) se transforme en fonction de son âge et de ses expériences.
En fonction des réactions de son entourage, des attentes des adultes, l’enfant va remodeler son « éventail de conduites pertinentes » et son discours va se rapprocher progressivement des formes conventionnelles utilisées dans sa communauté linguistique. Les enfants deviennent capables de se rectifier eux-mêmes (Morgenstern et al. 2013), « d’internaliser » (Vygotsky, 1934 – reprendre à leur compte) ainsi le rôle des adultes, de s’approprier les outils linguistiques, les codes sociaux et les comportements qui sont intégrés au langage dans et grâce au dialogue.
Transmettre le langage, c’est à la fois transmettre un système (la langue) et des pratiques. Le rôle de l’adulte est de servir de médiateur du langage et de ses usages. Il montre à l’enfant comment combiner des mots et des gestes pour former des énoncés multimodaux, comment adapter son comportement (langagier) aux situations et aux interlocuteurs et trouver sa place dans l’échange.
Dans les interactions parent/enfant, les adultes avec toute leur créativité apportent l’étayage constructif nécessaire pour que les enfants puissent saisir ce qui arrive autour d’eux, ce qui est dit dans la situation et exprimer à leur tour leurs sensations, leurs intentions, et coopérer à travers le langage à la création continue du tissu social qui est le propre de l’humanité.
Ces article fait suite à la table-ronde « Comment s’adresser aux enfants », organisée en novembre 2018 lors du « Festival des idées » sur le thème de la « Jeunesse éternelle ».
Aliyah Morgenstern, Professeure de linguistique, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC - Photo : Eugenio Prieto/Sorbonne-Nouvelle
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.