Depuis mai 2018, un jeu gratuit disponible sur smartphone permet de participer à la naissance en temps réel d’une langue inédite à partir de symboles abstraits n’ayant aucune signification a priori. Le but du jeu ? Faire deviner des couleurs à d’autres joueurs, et réciproquement, décoder les messages des autres.
En un mot, instaurer une communication référentielle à partir d’un minimum de symboles. La particularité du « Color Game » réside dans l’utilisation des données générées par les interactions entre joueurs : elles sont destinées à être analysées par une équipe de chercheurs du Max Planck Institute à Iéna, en Allemagne, qui s’intéresse à l’évolution de la communication. Elles permettront notamment de mieux comprendre les mécanismes par lesquels les joueurs parviennent à établir des conventions stables, comme une langue à petite échelle, pour communiquer de façon de plus précise.
Comme son nom l’indique, les interactions du Color Game s’articulent autour d’un même objectif : deviner ou faire deviner une couleur parmi d’autres couleurs. En mode codeur, le joueur doit composer un message pour faire deviner à un autre joueur (le décodeur) une couleur imposée par le jeu, parmi quatre couleurs possibles. Il a à sa disposition des symboles en noir et blanc, pouvant évoquer des formes familières, mais sans rapport avec une couleur particulière. Celui qui devine (le décodeur) doit interpréter ce message et sélectionner la couleur qu’il pense être la bonne. Le jeu se joue ainsi, par séquences de dix couleurs à deviner ou à faire deviner. À la fin de chaque séquence, le décodeur découvre sa performance, c’est-à-dire le pourcentage de couleurs correctement devinées sur les dix.
Et en effet, le jeu paraît à première vue assez difficile. Les joueurs commencent par composer des messages équivoques, pour d’autres joueurs anonymes, qui les interpréteront de façon approximative. Mais l’enjeu est justement de faire avec les moyens du bord, de trouver des solutions, d’utiliser notre sens intuitif des intentions d’autrui pour essayer petit à petit de converger vers des conventions partagées et stables. D’autant que le jeu permet de jouer régulièrement avec certains joueurs, connus par leurs pseudonymes. Dès lors, des relations privilégiées peuvent naître au sein du jeu (il est cependant impossible, hors du jeu, d’entrer directement en contact avec les autres joueurs).
Un jeu pour comprendre l’émergence du langage
Le Color Game pourrait être un jeu de plus sur les plates-formes de téléchargement, mais c’est en réalité l’aboutissement d’un projet scientifique. C’est en effet la première application sur smartphone destinée à générer des données permettant d’étudier l’émergence et l’évolution d’un langage en temps réel. La façon dont nous catégorisons les couleurs est-elle relative à notre culture ? Y a-t-il des critères rendant la transmission de certaines associations plus faciles et plus stables dans le temps ? Certains symboles sont-ils davantage utilisés parce que plus facilement partageables ? Répondre à ce type de questions, tel est l’enjeu du projet développé par l’équipe du Max Planck Institute. L’objectif des joueurs les amenant de fait à trouver des solutions pour établir des modes de communication efficaces et stables dans le temps, les données récoltées seront très précieuses pour répondre précisément à ces questions.
À la différence de la plupart des expériences en psychologie expérimentale, qui se déroulement typiquement en laboratoire et sur une durée très limitée, le jeu fournit un environnement relativement proche de la réalité. En particulier, les joueurs choisissent eux-mêmes non seulement le moment où ils jouent, mais aussi leurs partenaires de jeu (avec des relations privilégiées pouvant se nouer lorsque la communication est particulièrement efficace). D’autre part, le jeu offre un mode « synchronisé », dans lequel codeurs et décodeurs communiquent de façon instantanée, à l’instar de nos interactions dans la vie réelle.
Depuis le lancement du jeu il y a deux mois, que disent les données ? En premier lieu, le nombre de joueurs ayant téléchargé le jeu a répondu aux attentes de l’équipe de recherche. La trajectoire du Color Game dans le monde des applications smartphone est très honorable, et permet désormais de compter sur plusieurs centaines de joueurs réguliers, venant de tous les continents, pour générer des données. Sans le savoir, on peut croiser dans le Color Game des joueurs russes, chinois, ou iakoutes ; des locuteurs de langues amérindiennes ou bien d’une langue des signes.
De l’importance des conventions
En dépit de tout ce qui les sépare, les joueurs réussissent le plus souvent à sortir de la zone d’incertitude initiale. Leurs messages deviennent de plus en plus efficaces, leurs interprétations de plus en plus justes. Même si tous les joueurs commencent par communiquer de façon quasi arbitraire, très vite des accords se créent entre joueurs sur le sens des symboles. Les joueurs les plus avancés parviennent régulièrement à communiquer sans erreur sur neuf ou dix essais à la suite.
L’analyse des données issues du jeu n’en est qu’à son tout début, mais les données brutes obtenues jusqu’à présent apportent déjà des informations précieuses. Par exemple, sur ce qui explique les performances des meilleurs joueurs. Pour obtenir de bons scores, suffit-il d’avoir une longue expérience du jeu ? Les données récoltées jusqu’à présent suggèrent que ce qui compte davantage, c’est l’expérience partagée avec ses partenaires de jeu. Le nombre de messages partagés précédemment entre les deux joueurs d’une même paire sera beaucoup plus important pour prédire leur performance. Cet aspect du jeu illustre une caractéristique essentielle de la communication humaine : l’importance des conventions. Or ce n’est que dans l’expérience commune que peuvent s’établir ces conventions, tant entre joueurs du Color Game que dans nos interactions de tous les jours.
Pour en savoir plus et télécharger le jeu : colorgame.net, cognitionandculture.net/blog/color-game et facebook.com/colorgame1.