L’école est en crise. Encore ? Toujours ? Cette affirmation semble accompagner en permanence l’évolution du système éducatif, et il ne fait aucun doute que, dans la société française d’aujourd’hui, son image est fortement dégradée : l’école reproduirait les inégalités, transmettrait des savoirs obsolètes, préparerait mal à l’insertion professionnelle, etc.
Fondamentalement, ce qui est remis en cause, c’est la légitimité sociale de l’institution – mais ce n’est pas vrai seulement de l’école : on trouve des situations parallèles pour la médecine, l’institution judiciaire ou le système de représentation politique. Comment en est-on arrivé là ?
Il y a une inadaptation croissante entre ce que semble offrir l’école et ce que ses usagers lui demandent. En prenant conscience de la persistance d’inégalités de réussite scolaire, on en est venu à une condamnation sans nuances d’un système qui ne sait pas faire réussir tous les enfants… En cause, selon une interprétation un peu simpliste des recherches en sociologie de l’éducation, le poids écrasant des « déterminismes sociaux », l’effet des « handicaps socio-culturels » que l’école s’avère incapable de combler.
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Certes, l’école ne peut pas tout, mais rappelons quelques faits : aujourd’hui en France, il y a 12,6 millions d’élèves et 2,7 millions d’étudiants. Si on y ajoute les personnels (1,14 million d’emplois), près d’un Français sur quatre est à l’école. En moins de cinquante ans, le taux d’accès au baccalauréat d’une génération est passé de 20 % à 80 %, et l’université a délivré plus de 14 000 doctorats en 2017… Donc oui, l’école scolarise et fait réussir de plus en plus d’élèves, la démocratisation de l’enseignement est, sous sa forme quantitative, une réalité, et sous cet aspect là, le système éducatif remplit indiscutablement sa mission. Mais la réussite scolaire ne dépend pas que de l’école, elle est aussi fortement liée à des effets de contexte. Et, de fait, de fortes inégalités de réussite demeurent, entre élèves issus de milieux modestes et ceux de milieux favorisés, entre filles et garçons, entre ruraux et urbains…
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Écoles et territoires
L’exemple de l’école rurale l’illustre parfaitement. Au début du XXᵉ siècle, elle a été considérée comme la réalisation d’un idéal : l’école laïque et républicaine, présente dans toutes les communes et offrant à tous les petits Français la même éducation de base. Puis, dans les années 1960-70, la situation s’est totalement renversée, et on l’a accusée d’être une école au rabais – surtout en ce qui concerne la petite école à classes multi-niveaux.
Le discours social, largement relayé par l’institution scolaire, stigmatisait à la fois l’école rurale – trop petite, manquant de moyens, isolée – et le milieu rural, qui serait éloigné des ressources culturelles, habité par des familles modestes manquant d’ambition scolaire et rétives à la mobilité. Ainsi s’est constituée la théorie du « handicap socioculturel », fortement lié à l’isolement, qui expliquait la moins bonne réussite scolaire des élèves ruraux.
Or, les recherches menées depuis la fin des années 1990 dans le cadre de l’Observatoire Éducation et Territoires montrent que les performances scolaires des élèves ruraux sont, à origine sociale identique, meilleures que ceux des urbains. Mais le niveau d’ambition scolaire, en termes de durée des études, ou de type de filières souhaitée, est resté longtemps chez les ruraux plus faible à performances égales que chez les élèves urbains.
Cela se vérifie d’ailleurs dans de nombreux pays, montrant à quel point les relations entre école et territoire sont complexes. Mais ce phénomène a progressivement disparu, et, aujourd’hui, les métiers souhaités par les élèves ruraux sont très proches de ceux choisis par les élèves urbains.
En effet, la demande sociale d’éducation évolue fortement dans toutes les couches sociales, même si elle repose pour une part sur un malentendu : certes, le diplôme favorise l’accès à des emplois mieux rémunérés, mais la compétition s’exacerbe avec la multiplication du nombre des diplômés.
Socialisation citoyenne
L’école ne peut se préoccuper de toutes les fluctuations du marché du travail, car cela conduirait à programmer les élèves pour une affectation à des emplois… qui peut-être n’existeront plus lors de leur arrivée sur le marché ! Elle doit conserver sa capacité à former des femmes et des hommes susceptibles de développer une certaine distance critique, et d’évoluer en fonction de leurs aspirations – ce qui peut aussi, hélas, entraîner des déconvenues et des frustrations.
De ce point de vue, le contrat entre l’école et la société mériterait une mise au point en profondeur, car il ne repose plus sur une évidence comme cela a été assez largement le cas avant les années 1960. Il s’agit là clairement de politique éducative, au sens le plus élevé du terme.
L’école détient de moins en moins aujourd’hui le monopole de la diffusion du savoir, car elle est confrontée à la puissance des réseaux sociaux et à la concurrence de nombreux producteurs de contenus qui contribuent à une importante marchandisation de l’éducation : médias, entreprises spécialisées dans l’édition parascolaire et dans les diverses modes d’éducation privée) mais elle reste un puissant outil de socialisation citoyenne, sans lequel notre société serait en péril.
Pour qu’elle puisse remplir ce rôle, il faut bien évidemment des moyens, comme le réclament en permanence les enseignants, mais pas seulement. Il faut aussi – et c’est une tâche qui n’est jamais terminée – reconstruire le lien de confiance entre école et familles, ce qui relève de la sphère politique en général. Il s’agit de repenser la transmission des savoirs, non de façon quantitative, ce qui serait une fuite en avant perdue d’avance, mais dans ses modalités, en donnant la priorité à tout ce qui conduit à apprendre à apprendre.
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Faisons évoluer la formation des enseignants : il ne s’agit pas de décréter à grand fracas une grande réforme tous les dix ans (IUFM, puis ESPE, puis INSPE…) mais de considérer enfin que le métier d’enseignant est un métier difficile, insuffisamment rémunéré au regard des compétences qu’il suppose, et qu’il est confronté à des évolutions très rapides et complexes, qui rendent indispensable de concevoir la formation des enseignants comme un continuum sur toute la carrière.
Sur ce point comme sur le précédent, la recherche en éducation et le progrès des neurosciences pourraient et devraient y contribuer beaucoup plus que ce n’est le cas aujourd’hui…
Yves Alpe a participé à l’ouvrage collectif « L’origine sociale des élèves », dirigé par Patrick Ryou et publié en 2019 aux éditions Retz. L’ouvrage passe en revue un certain nombre d’idées reçues sur l’école : « Exposer aux mêmes savoirs garantit l’égalité », « L’école fréquentée fait toute la différence », « Les héritages décident de tout » – et les confronte aux résultats de la recherche.
Yves Alpe, Professeur des universités émérite, Aix-Marseille Université (AMU) - Shutterstock
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