Il règne autour des sports mondialisés une atmosphère de compétition qui écraserait presque la beauté du jeu. D’ailleurs : de quels jeux s’agit-il ? Après tout, cela consiste souvent à passer une balle, courir ou nager vite, sauter haut, taper fort. Faut-il prendre tout cela si au sérieux ? Faut-il organiser autour de ces disciplines un tel déferlement médiatique et financier ?
Par contraste, on est surpris du dédain qui entache des milliers de jeux traditionnels : épervier, balle au prisonnier, quatre coins, gendarmes et voleurs, chandelle, renards-poules-vipères, béret, etc. Certes, on ne décerne pas de médaille d’or après une partie de cache-cache, et personne n’a encore été décrété champion(ne) officiel(le) au jeu de la marelle. Pourtant, ces jeux traditionnels sont aussi subtils que bien des sports reconnus. Ils ont aussi la saveur des souvenirs d’enfance et le charme de la convivialité gratuite.
Le sport n’est pas tout le ludique
Le sport n’est pas tout, sauf à considérer que l’amour, la guerre, la politique ou l’économie sont des sports. Le sport n’est même pas tout le ludique. Dans l’univers des jeux, on trouve de multiples activités. Un classement établi par le sociologue du sport Pierre Parlebas permet d’y voir plus clair :
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Il y a des jeux qui ne sont pas moteurs comme les jeux de cartes ou de dés.
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Il y a des activités motrices sans règle, comme faire un jogging ou du roller.
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Il y a des activités motrices avec règles mais sans compétition comme des rondes chantées ou des danses.
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Enfin viennent les activités motrices avec règles et avec une idée de compétition. Quelques-unes deviendront des sports : football, judo, natation, lancers, courses, sauts. Dans leur immense majorité, les autres resteront des jeux traditionnels : balle au chasseur, marelle, etc.
Abus des duels collectifs
Dans ce spectre d’une centaine de sports et de milliers de jeux traditionnels, les sports ont pris une place prépondérante. Ils deviennent disciplines olympiques, matières enseignées en éducation physique et sportive, organisés en fédérations, retransmis par les médias.
Au sein des disciplines sportives, un nouveau déséquilibre se fait jour. Les sports qui schématisent à l’extrême opposition entre adversaires fixes et coopération entre partenaires fixes sont les plus connus. En bref, on abuse des duels collectifs. Dans ce palmarès, on retrouve en premier le football.
A contrario, dès qu’un sport se déroule dans un environnement incertain ou que les rôles des adversaires ou partenaires sont moins fixés, il est moins regardé, voire moins pratiqué. Cela se comprend. Pour les organisateurs, il est plus difficile d’attribuer une médaille à un(e) championne ou de mettre une note à un(e) élève quand une météo défavorable ou des alliances flottantes sont de la partie. Quant aux spectateurs, il faut croire qu’ils apprécient surtout les deux critères du western classique : « Où sont les méchants ? » et son corollaire « Qui gagne ? ». Dans ce contexte, le football écrase à plates coutures la régate de voile ou le relais quatre fois cent mètres.
Alors, ne rêvons pas de glisser un jeu traditionnel comme la balle au prisonnier au milieu de compétitions sportives de volley-ball. Pourtant, Parlebas montre que les interactions d’une partie de volley-ball sont incluses dans celles d’une partie de balle au prisonnier. Les jeux traditionnels ne sont donc pas si simplistes ou enfantins. Ils sont même d’une grande subtilité.
Subtilité des jeux traditionnels
Dans les sports de « duels collectifs », deux équipes s’affrontent en se faisant des passes internes entre rôles fixes. Cela donne un spectacle clair, mais parfois peu convivial à jouer.
Les jeux traditionnels combinent aussi partenaires et adversaires, mais offrent un spectacle plus confus mais plus convivial pour les joueurs. Les rôles fluctuent (dans la balle assise), ils permutent (dans les quatre coins), ou ils convergent : lors d’une partie d’épervier, le joueur touché par le chasseur devient partenaire lié à celui-ci. Il est désormais adversaire des autres joueurs qui étaient ses compagnons auparavant. Ultime retournement, le dernier non touché deviendra le chasseur à la partie suivante.
Dans l’exemple de poule-renard-vipère, on devine que les renards mangent les poules, tandis que les poules mangent les vipères et que les vipères piquent les renards. À première vue, il semble suffisant d’être un bon prédateur : ainsi, un bon renard mange toutes les poules. Sauf qu’il va alors réaliser que sa proie était la prédatrice de son prédateur. S’il n’y a plus de poule, les vipères prolifèrent et sont d’autant plus menaçantes pour les renards.
Jouer pour éduquer et partager
On réalise mieux l’équilibre écologique en jouant à poule-renard-vipère qu’en courant obstinément dans un couloir de stade ou de piscine. On perçoit mieux les renversements d’alliance en jouant à l’épervier et les aléas de la vie dans une partie de cache-cache qu’en tapant dans une balle avec toujours les mêmes partenaires et contre d’autres qui appartiennent à un camp adverse fixé depuis le début.
Il ne s’agit pas ici de dénigrer les sports, d’ailleurs si bien installés dans le paysage social qu’ils peuvent supporter la critique. Il s’agit de réhabiliter les jeux traditionnels, en voie de disparition, parce qu’on les croit infantiles et pas assez subtils. Or, c’est tout le contraire. Ils sont, dans leur diversité, comme une myriade d’interactions potentielles, reflet des liens et des interactions entre humains. On change plus souvent de patron – comme à l’épervier – qu’on ne reste avec le même capitaine – comme au foot. On change plus de coin – comme aux quatre coins – qu’on ne reste dans le même secteur de jeu à la même place de défenseur ou d’attaquant. On peut être fier d’avoir neutralisé une proie, comme dans poule-renard-vipère, avant de réaliser qu’elle peut nous protéger contre des prédateurs.
La richesse en interactions des jeux traditionnels permet d’intérioriser des valeurs qui seront souvent de solidarité ou au moins de partage. Une éducation axée sur les seuls sports véhicule trop souvent des valeurs d’exclusion ou au moins de compétition exacerbée. Plutôt que de chercher toujours le vainqueur, n’est-il pas temps d’encourager aussi le partageur ?
Dans cette optique, il est heureux que certains programmes scolaires refassent une place aux jeux traditionnels, comme dans ce document pédagogique par fiches de jeux, ou avec ce classement qui valorise les compétences développées (moi, autrui, collectif, espace, temps, équilibre).
Une sagesse populaire à transmettre
Dans notre monde, trop de choses sont vécues sous forme de concours ou de duels : du radio-crochet pour décider des plus belles voix de nouveaux chanteurs jusqu’aux primaires des partis politiques pour déterminer les futurs candidats aux élections présidentielles.
Le philosophe Michel Serres espère que nous passerons bientôt de l’[ère de « Darwin-Napoléon » à celle du « Samaritain » . Il souligne ainsi le fait que nous pourrions passer, après des millénaires de prédations et de conflits, à un avenir empreint d’entraide et de partage. Dans ce basculement, il prévoit un passage des sports de force et de conflit vers des activités motrices plus sereines et coopératives. En attendant cet avenir radieux, essayons déjà au quotidien de promouvoir les jeux traditionnels. Ils font partie de notre patrimoine et ils portent en eux une sagesse populaire, loin des spectacles de masse.
Jean-Michel Morin, Maître de conférences en sociologie, Université Paris Descartes – USPC - Crédit Photo : Pixabay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.