Cet article est tiré d’une communication au Congrès 2018 de l’Association francophone de gestion des ressources humaines (AGRH) : A. Bastien, A. Berard, C. Defélix, M. Le Boulaire et T. Picq (2018), « La métamorphose des organisations : des innovations managériales multiples, la GRH au rendez-vous ? »
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Directeur de l'IAE, responsable de la chaire capital humain et innovation, Université Grenoble Alpes« Il ne s’agit pas d’une vaguelette. Mais d’une déferlante. La transformation qui se réalise dans les entreprises se révèle aussi complexe que protéiforme ». Telle était l’accroche d’un dossier récent dans un grand quotidien dédié aux affaires. Effectivement, difficile de trouver encore une entreprise, une organisation publique ou même une entité de l’économie sociale qui ne se targue pas d’avoir lancé sa propre « transformation » ! La plupart du temps, nous voyons d’abord la composante numérique de cette transformation : marketing digital, objets connectés, production et interprétation de données massives, recours à l’intelligence artificielle… Abondamment décrite et commentée, cette « révolution digitale » fait effectivement évoluer les relations de l’entreprise à ses clients, mais aussi ses relations de travail internes, et ses rapports à l’environnement. Et si ce n’était en fait que la partie visible d’un iceberg de changements et de transformations, à bien mettre au pluriel ?
Derrière la « transformation digitale », de multiples tentatives pour manager autrement
S’il est d’usage d’entendre parler de La transformation digitale, il serait tout d’abord plus juste de décrire la variété des transformations induites par l’usage du numérique dans les grandes fonctions de l’entreprise. Parmi celles-ci : la production industrielle de plus en plus innervée par les outils numériques ; le rapport au client à la fois enrichi et complexifié par les outils digitaux ; ou encore la traçabilité de plus en plus fine dont bénéficie la chaîne logistique. Quant à la gestion des ressources humaines, les données massives et la transparence accrue de l’information permettent, ou imposent, de nombreuses évolutions.
Mais derrière ces applications digitales se tiennent aussi de nouvelles fonctionnalités d’échange et de collaboration. Quand « transformation » il y a, celle-ci est loin d’être seulement numérique : elle concerne l’ensemble des manières de travailler. L’organigramme en pyramide, « exosquelette » de la bureaucratie pour reprendre le bon mot de Gary Hamel, professeur à la London Business School, tremble sous les coups de butoir de nouvelles pratiques managériales telles que le co-développement, la gestion de projet agile, le design thinking…_ Il ne faut donc pas s’arrêter au paravent des fonctionnalités digitales, et ouvrir les yeux sur ce que Autissier, Johnson et Moutot dépeignent à juste titre, dans leur dernier ouvrage, comme une « envie de travailler autrement ». À l’heure où se multiplie la critique des empilements et cloisonnements dans lesquels se perd le management, la tendance actuelle est à la mise en place de fonctionnements plus collaboratifs, à partir d’acteurs ou d’entités plus autonomes et travaillant en mode réseau, y compris à l’intérieur de l’entreprise._
De l’agilité à tous les étages
On parle alors volontiers d’innovation managériale pour désigner l’expérimentation ou la mise en place de ces logiques collaboratives. L’approche la plus courante en la matière consiste à se focaliser sur des pratiques ou des outils qui, en eux-mêmes et par le contenu qu’ils représentent, apporteraient de la nouveauté et seraient par là-même source d’impact. Si cette quête est ancienne, plusieurs organisations en quête d’agilité managériale se distinguent aujourd’hui. Le secteur des jeux vidéo, objet d’une attention croissante des chercheurs en management, en fournit une excellente illustration : chez Ubisoft, troisième éditeur mondial, on s’appuie sur les acquis des neurosciences et de la chronobiologie pour s’adapter aux attentes et personnalités des jeunes générations employées, pratiquer les horaires adaptables, multiplier les feed-backs multidirectionnels et non réduits à la relation hiérarchique… Être plus agile, décloisonner les fonctions et les frontières, réduire le contrôle managérial et vertical pour laisser émerger de nouveaux projets stratégiques, toutes ces pratiques peuvent être qualifiées d’innovations managériales de contenu, dans la mesure où l’on change « la façon dont les managers font ce qu’ils font », pour citer une nouvelle fois Gary Hamel.
Cette approche en termes de contenus reste néanmoins limitée. D’une part, bien des pratiques présentées comme intrinsèquement nouvelles sont en fait des reprises d’idées anciennes. Par exemple, les principes de l’entreprise libérée remontent aux années 1930. D’autre part, la mise en place de ces pratiques peut être imposée par les directions, et par conséquent très « traditionnelle ».
Au-delà du contenu, une deuxième réalité de l’innovation managériale aujourd’hui consiste alors à appliquer des outils déjà connus, mais dans des contextes inédits. Cela fait parfois long feu : on a vu ces dernières années, au sein d’un grand groupe public au service de l’intérêt général et du développement économique du pays, une filiale se lancer dans un mode d’organisation dit « libéré » pour remédier à ses problèmes économiques et à la baisse de l’engagement de ses équipes… pour finalement stopper l’expérimentation et faire machine arrière deux ans plus tard.
Dans d’autres cas, l’innovation managériale de contexte ne se limite pas à de telles greffes éphémères, et peut prendre la forme de pratiques consistant à jouer durablement sur les contextes et les périmètres d’action. Par exemple, le groupe Vinci, qui emploie 185 000 collaborateurs, dont seulement 250 sont au siège, est organisé en plus de 3 000 entités qui sont autant autant de PME ou d’établissements de taille intermédiaire. À rebours de bien des grandes entreprises, ce qui est recherché là n’est pas la mutualisation des fonctions, ni la rationalisation, mais une organisation où chaque patron d’entité agit comme un véritable chef d’entreprise au plus près de ses marchés.
Innover par le processus
Il est enfin une « troisième voie » pour l’innovation managériale. Celle-ci peut en effet résider dans la manière de faire, l’adoption du changement étant in fine le plus grand défi à relever. Nous appelons cela innover par le processus : cela revient d’abord à tenter, tâtonner, renouveler au cours du temps et par des efforts répétés la mise en place de fonctionnements nouveaux. Chez ce leader mondial de la santé animale, on voit par exemple aujourd’hui émerger progressivement des modes de fonctionnement collaboratifs et agiles, mais par une diffusion qui n’a rien de hiérarchique.
Prenez un manager, spécialisé à l’origine dans le développement industriel. Il est d’abord sensibilisé aux méthodes dites scrum, puis à une approche managériale adaptée aux équipes de création. Puis, tel un pionnier, il lance un genre nouveau de formations-actions permettant de réaliser des prototypes. La Direction des projets stratégiques industriels, nouvellement installée, le repère. Ensemble, ils élaborent des processus inédits de co-création et de gestion des conflits. Enfin, quand arrive un consultant pour auditer cette direction aux méthodes si particulières, la remontée est tellement positive que le siège de l’entreprise décide de basculer progressivement l’ensemble de l’entreprise dans ce mode d’organisation agile !
Dans ce dernier cas, l’innovation managériale ne tient ni aux concepts, ni aux principes adoptés, lesquels appartiennent à un registre connu. Elle réside bien davantage dans le processus de diffusion de ces pratiques : d’abord, l’initiative individuelle d’un acteur intrapreneur, puis la communication des premiers avancements, et finalement un cheminement progressif. Deux constantes toute au long de la diffusion : l’expérimentation, ainsi que la capacité à rassurer et donner envie.
Des seuls contenus au contexte et au processus
Peu ou prou, les innovations managériales qui se cachent derrière la bannière de la « transformation » relèvent donc d’une même ligne de force. À savoir, un mode de fonctionnement moins vertical et hiérarchique, au profit de logiques plus horizontales, collaboratives et en réseau. Mais ce « contenu », finalement assez homogène, masque une variété de contextes et de processus. Les chemins empruntés restent donc divers et nombreux. Le ou les modes collaboratifs peuvent ainsi être obtenus selon une variété de contextes – soit en interne, au sein même de l’organisation, soit en externe, en faisant travailler plusieurs organisations différentes –, et selon des processus plus ou moins émergents ou délibérés.
Nous pouvons ainsi en déduire schématiquement quatre grandes situations-types qui permettent d’avoir une vue plus globale de la forêt actuelle des innovations managériales.
Dès lors, nous sommes invités à désacraliser les « contenus » de l’innovation managériale, au sens des seuls outils, même si les listes de best practices continuent – et continueront – de fleurir pour dresser la liste des pratiques managériales innovantes ou transformantes. Il s’agit plutôt d’élargir le regard à des frontières organisationnelles qui se déplacent, et de réfléchir à des processus de plus en plus divers. Managers de terrain, observateurs, consultants et chercheurs gagneront à cette représentation plus large. À l’aune de celle-ci, ils pourront :
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Favoriser des contenus pertinents d’innovation managériale, en cherchant à concilier l’identité de l’entreprise avec les ambitions de la transformation : raconter l’histoire, replonger dans les racines de l’entreprise pour faire adhérer à un projet nouveau, ne pas effrayer le corps social et favoriser la construction d’une vision collective ;
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Jouer sur tous les contextes possibles de l’innovation managériale : maximiser les occasions d’échange, d’effet miroir, de dialogue avec l’environnement externe et les parties prenantes ;
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Enfin, et peut-être surtout, enrichir les processus d’innovation managériale en eux-mêmes : en favorisant par exemple, dans la formation des managers, des fondamentaux d’analyse organisationnelle (qui tendent à disparaître des programmes des masters ou des grandes écoles) ; ou encore en s’appuyant sur un ou des acteurs entrepreneurs.