Les « gilets jaunes » ont ravivé la question de la justice salariale. Si l’on s’accorde en général pour définir qu’un salaire jugé juste est celui qui attribue une rétribution proportionnellement à une contribution, le mouvement né mi-novembre 2018 rappelle que les critères du besoin et de l’égalité ont aussi leur importance.
Contribuer plus pour gagner plus
Dans une démocratie de marché comme la nôtre, un salaire juste est un salaire considéré juste par le salarié. C’est un salaire qui va l’amener à faire son travail d’une façon satisfaisante et à ne pas quitter l’entreprise pour apporter ses compétences à un concurrent. Selon des travaux classiques d’Adams en psychologie des organisations, un salarié évalue ce qu’il apporte à l’entreprise et ce qu’elle lui accorde en retour, puis compare ce ratio à celui de ses collègues. Si les deux ratios sont équivalents, il ressent un sentiment de justice et est prêt à s’engager au travail. Autrement, il se sent injustement traité et décide de lever le pied ou de partir.
Cette approche dite par l’équité met l’accent sur la contribution de chacun au développement de l’entreprise. Les inégalités salariales sont ainsi justifiées si elles sont reliées à des apports de valeurs différentes. Ce modèle rend compte d’une grande partie des perceptions de justice au travail. Sur le terrain, il fonde des méthodes de définition des salaires comme la méthode Hay, largement diffusée dans les grandes entreprises occidentales, qui formalisent une « pesée » des postes afin de chercher à mettre les rémunérations en ligne avec la contribution de chacun.
Équité, besoin, égalité !
Le mouvement des « gilets jaunes » a toutefois réintroduit dans le débat des critères complémentaires qui ont aussi leur importance dans l’évaluation de la justice des salaires. Le besoin qu’a chaque salarié de faire vivre dignement sa famille avec ce qu’il gagne est distinct du critère de la contribution. La demande d’augmentation du salaire minimum va dans ce sens.Un dernier critère est celui de l’égalité. La principale revendication des « gilets jaunes » qui lui est liée est la diminution des écarts de salaires.
En ce qui concerne le critère du besoin, des responsables de grandes surfaces spécialisées auprès de qui j’ai eu l’occasion d’intervenir ont témoigné de la difficulté qu’ils avaient à favoriser l’engagement de salariés qui estiment leurs salaires injustement trop bas par rapport aux besoins de leur famille. Ces managers devaient trouver des moyens correctifs créatifs (jours de congé offerts, primes gonflées artificiellement, augmentation des rémunérations symboliques, etc.) pour que leurs salariés n’agissent plus comme des chasseurs de prime, mais comme des membres appartenant à un collectif de travail en donnant le meilleur d’eux-mêmes.
Pour ce qui est de l’égalité, de nombreuses recherches récentes en psychologie des organisations ont montré que des salaires plus égalitaires étaient souvent jugés plus justes. Dans des contextes où les salariés sont fortement interdépendants dans leur travail (par exemple lorsque le travail est organisé en équipes), un moindre écart de salaires produit un plus fort sentiment de solidarité et plus de coopération. Plus d’égalité est aussi facteur de moins d’hostilité, plus d’intérêt pour les missions, plus de désir d’être apprécié par ses collègues et plus de liberté d’expression. Une étude a même montré qu’une augmentation de la dispersion des salaires chez des chercheurs a fait baissé la productivité et entraîné une moindre collaboration.
La justice au nom de l’efficacité
Les salaires comprennent d’ores et déjà des éléments qui sont de l’ordre à la fois de la contribution, de l’égalité et du besoin. À l’exception de certains postes commerciaux ou de direction, il reste rare qu’une personne soit rémunérée principalement en fonction de ses contributions calculées. Le salaire minimum, les règles des conventions collectives, les augmentations à l’ancienneté sont des mécanismes utilisant à la fois les critères du besoin et de l’égalité. Mais la tendance à favoriser l’approche de l’équité est devenue forte.
Plus de la moitié des salariés et plus des deux tiers des cadres ont aujourd’hui une rémunération variable. Leur nombre augmente de façon continue ces dernières années et la part variable de leur salaire a été en forte augmentation jusqu’en 2017. Or, comme nous le rappelle notamment le mouvement des « gilets jaunes », afin que les salaires soient jugés justes, il est important que le critère de la contribution soit toujours bien complété par les critères de l’égalité et du besoin.
En 2018, la part des salaires variables a ainsi légèrement diminué. Cette recherche d’équilibre reste fragile. Il ne doit pas seulement être trouvé au nom du juste. Le sentiment de justice ou d’injustice d’un salarié est en effet aujourd’hui la source majeure de ses comportements favorables ou défavorables au travail. Promouvoir des salaires justes est donc une manière de favoriser l’engagement, la coopération et l’innovation dont les entreprises ont de plus en plus besoin dans les contextes compétitifs incertains d’aujourd’hui.
Thierry Nadisic, professeur en comportement organisationnel à l’EM Lyon Business school, est l’auteur des livres « Le management juste » publié aux éditions UGA en octobre 2018 et « S’épanouir sans gourou ni expert » publié aux éditions Eyrolles en mars 2018.
Thierry Nadisic, Professeur Associé en Comportement Organisationnel, EM Lyon
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