Sociologue, professeur associé, Sciences Po – USPC
Comme chaque hiver, la question des « sans domicile fixe » ou SDF fait controverse. Y a-t-il suffisamment de places d’hébergement ? Les annonces gouvernementales ont-elles été respectées ? Que faire en cas de très grands froids ? La médiatisation de ces questions s’est principalement déroulée – pour les dernières semaines de 2017 et les premières de 2018 – sur fond de crise migratoire, de campements et de bidonvilles.
Face à ces phénomènes, le Président Emmanuel Macron s’était prononcé, au cours de l’été, en faveur d’un objectif ambitieux : ne plus avoir, d’ici la fin de l’année, de femmes et d’hommes à la rue. Si l’objectif qui correspond globalement à l’idée contenue dans l’expression « zéro SDF », n’a certainement pas été atteint, elle n’en reste pas moins parfaitement sensée.
Entendue comme un dessein de politique publique, l’expression « zéro SDF » apparaît de manière récurrente lors des campagnes pour l’élection présidentielle. D’abord critiqué ou moqué, cet objectif s’est progressivement imposé dans le débat public. Retour sur un objectif simple, appelant néanmoins des réformes générales plutôt que des bricolages.
Histoire d’un slogan
La formule « zéro SDF d’ici à 2007 » est apparue au printemps 2002 dans le programme présidentiel du candidat Lionel Jospin, dont il constituait l’un des axes. Il a alors donné lieu à de vives réserves. Le mot d’ordre a été jugé par certains simpliste et maladroit. L’idée avait pourtant déjà été exprimée en 1997 par Laurent Fabius, alors président de l’Assemblée nationale.
Elle s’inspirait de la proposition du premier ministre britannique Tony Blair, élu la même année, de mettre un terme au scandale des sans-abri forcés de dormir dans la rue. Le candidat Nicolas Sarkozy la reprend à son compte lors d’un meeting en décembre 2006, promettant que « plus personne ne serait obligé de dormir sur le trottoir » d’ici à deux ans s’il était élu président de la République.
Le candidat Sarkozy promettait « zéro SDF » en 2006.
Sans que l’objectif quantifié soit véritablement employé, il aura été utile pour légitimer des opérations de « refondation » de la politique de prise en charge des SDF durant le quinquennat. Quelques années plus tard, en 2017, c’est la Fondation Abbé-Pierre qui, dans une adresse aux candidats à l’élection présidentielle, soutient que la France a les moyens d’« en finir avec le scandale des sans-domicile ». Elle invite le pays à s’assigner « une obligation de résultat : ne plus laisser personne, homme, femme, enfant, sans un vrai logement pour se reposer, se ressourcer, se reconstruire ». Ses communications sont titrées « SDF : objectif zéro ! »
Parfois, l’impératif « zéro SDF » apparaît également sous d’autres formulations. Ainsi, l’objectif stratégique de la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA), à laquelle adhèrent de grandes associations françaises, est-il de « travailler ensemble pour mettre fin au sans-abrisme en Europe ». Si les deux expressions ne sont pas parfaitement synonymes, elles entretiennent d’importantes correspondances.
Confronté à la crise des migrants et aux enchevêtrements croissants entre question SDF et question migratoire, Emmanuel Macron a donc affiché une ambition proche de l’objectif « zéro SDF ». À l’occasion d’un discours sur le thème de l’intégration en juillet 2017, il a ainsi déclaré : « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus. C’est une question de dignité, c’est une question d’humanité et d’efficacité là aussi. » La mobilisation volontariste, une nouvelle fois, est de mise.
Une orientation politique rationnelle
Au-delà du choix des termes, parfois destinés à en atténuer le caractère trop simpliste, l’objectif « zéro SDF » s’impose donc progressivement. Il n’est certainement pas sans ambiguïté, car il ne préjuge pas des solutions à employer : ce n’est évidemment pas la même chose, par exemple, de fermer les frontières pour ne plus voir ses centres d’hébergement débordés par les sans-papiers ou de batailler pour que tous les États membres de l’Union investissent dans des accueils dignes.
« Zéro SDF » n’est pas qu’un slogan. C’est une orientation politique rationnelle et raisonnable, permettant une réforme et une adaptation des moyens à un but précis. Cette orientation est en parfaite adéquation avec de grands engagements français, ne serait-ce que l’objectif européen d’éradication de la pauvreté et celui international d’extinction de la pauvreté extrême, l’un des principaux « objectifs du développement durable » (ODD) adoptés par l’Organisation des Nations unies. Selon l’ONU, la pauvreté extrême a été réduite de moitié depuis les années 1990 dans le monde 1 personne sur 5 continue de vivre avec moins 1,25 dollar par jour.
Naturellement, un tel horizon appelle des réformes conséquentes, en termes de définitions, d’indicateurs et d’instruments des politiques à mettre en œuvre.
Au sujet de la pauvreté et de l’exclusion, le début d’un court discours de Victor Hugo à l’Assemblée nationale, le 9 juillet 1849, en appui à des propositions relatives à l’assistance publique, est souvent cité. « Détruire la misère », voilà l’objectif que donnait le député à la nation.
« Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. »
Afficher une visée « zéro SDF » s’inscrit dans ce sillon, l’emphase de côté. Cette idée, correspondant au fond à l’objectif général d’éradication de l’exclusion, soutenue par toutes les grandes associations, a été pourtant un temps discréditée comme un « slogan provocateur », une « promesse bien imprudente », une « formule démagogique » (pour reprendre certaines critiques prononcées en 2002). Il y a là quelque chose d’étrange. Bien entendu, il est probable que subsisteront toujours, comme dans tout pays développé non totalitaire, quelques personnes à la rue. Mais il est préférable pour les finances comme pour le débat public de se donner des objectifs évaluables.
Fixer des objectifs chiffrés
La lutte contre l’exclusion, Hugo aurait dit la misère, étant un assemblage de politiques publiques différentes son évaluation est malaisée. Ses ambitions ne sont pas vraiment clarifiées. Tout alors peut être dit sur ses résultats. La fixation d’objectifs chiffrés est certainement une voie sage, à condition que les objectifs eux-mêmes soient aisément compréhensibles. Des buts comme « zéro SDF », « aucune personne en situation de pauvreté absolue », « aucun SDF sans prise en charge », « zéro bidonville », etc., doivent ainsi permettre de progresser.
Il en va de la crédibilité des mesures de lutte contre la pauvreté. Relevons qu’une expérimentation, menée à l’initiative de ATD Quart-Monde et rendue possible par une loi de 2016 porte le titre « Territoires zéro chômeurs de longue durée ». Une telle démarche volontaire montre qu’il est possible de s’assigner des buts très importants, en innovant pour les atteindre.
Il est, en réalité, bien possible d’intégrer ces volontés d’éradication de diverses formes et manifestations de la pauvreté dans des programmes ambitieux d’action publique. Avec de tels énoncés, l’action publique s’oblige à adopter une logique objectifs/résultats. Assigner un objectif élevé, peut-être inatteignable, c’est se donner la possibilité de s’en approcher le plus possible.
Julien Damon a reçu des financements de Fondation Caritas, Commissariat Général à l'Égalité des Territoires. Julien Damon est conseiller scientifique de France Stratégie et de l'Ecole Nationale Supérieure de la Sécurité Sociale (En3s).