Le « lien social » est aujourd’hui mis à toutes les sauces. C’est le mot valise qui vient immédiatement après l’incantation à un autre terme sur investit : le « vivre ensemble ». Mais le lien social suffit-il pour reconstruire une société, pour produire un récit national ?
Interdépendance
Le lien social naît de notre conscience du besoin de l’autre, de notre interdépendance les uns vis-à-vis des autres, et de la façon dont nous agissons en cohérence avec ce sentiment du besoin des autres. C’est pourquoi je conteste le terme de personnes dépendantes. Très souvent associées à l’âge, aux vieux. Nous sommes tous dépendants les uns des autres ; et nous avons tous à apprendre les uns et des autres, notamment entre les générations. C’est même une grande leçon sociologique portée par Durkheim dès l’origine. Cette interdépendance n’est pas négative, mais positive ; elle n’est pas un poids ou une tare, mais une chance et un bonheur qui se travaille.
Il n’y a pas de société qui tienne sans une conscience active et entretenue de cette interdépendance. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’utilité, car à un moment ou un autre j’aurai toujours besoin de l’aide d’un autre ; mais aussi de l’ordre du plaisir, de l’art de vivre : manger un merveilleux gâteau au chocolat, seul dans son coin, c’est bien, mais n’est-ce pas mille fois plus agréable de le partager, de le faire découvrir à un proche bien sûr, ou pourquoi pas à un adolescent qui ne mange que des kebabs, à une personne âgée qui pensait avoir perdu le goût des desserts ? Le lien social, c’est cette nécessité qui me semble consubstantielle à l’être humain d’être en relation avec l’autre, et de cultiver cette relation.
L’éducation, une clef
La qualité du lien social tient aux individus eux-mêmes, à leur personnalité, tout comme à leur milieu et à leur catégorie sociale. Mais la nature des relations que nous tissons avec les autres n’est pas une donnée figée par notre caractère et notre milieu social. La société a un rôle majeur, en particulier via l’éducation, pour aider à construire, à maintenir, à alimenter et même à faire évoluer ce lien social, ce qui nous fait tenir ensemble et avec qui. C’est peut-être ça qu’on appelle une civilisation.
Et cette fonction de création et de consolidation de lien social n’est pas une mince affaire, en particulier lorsque les individus qui font société sont trop hétérogènes : le danger, c’est que la relation se transforme en compétition, voire en opposition, ce qui produit systématiquement la victoire des plus forts sur les plus faibles. Ou des plus violents sur les plus pacifiques.
Relier par la République
La puissance publique crée du lien social, ou du moins elle doit se donner pour mission de construire du lien social – ce qu’elle ne réussit pas toujours à faire. Le premier des liens sociaux se joue bien sûr au sein de la famille. La religion a aussi joué un rôle majeur pour élargir au-delà de la famille, le lien social. Intéressant de rappeler sa double étymologie latine : relegere signifiant « relire » et surtout religare disant « relier ».
Les révolutionnaires de 1789, puis les fondateurs de la IIIe République, ont cherché à remplacer la religion par la République et de la Nation avec mission de création de lien social et d’une spiritualité laïque. Marcel Gauchet avait montré combien la France avait inventé une relation apaisée entre l’Église et la République source d’un équilibre fécond. Aujourd’hui, notre manière de faire société « est prise à revers par l’importation d’une religion qui ne cadre pas avec ce mouvement », pour reprendre ses termes dans une lumineuse interview publiée par Les Echos. Pour leur part, les solidaristes, à la fin du XIXe siècle, ont cherché l’équilibre solidarité/responsabilités.
Comment produire de la solidarité ?
Reste que le lien social ne suffit pas. Certes, il permet de produire des solidarités, voire de construire des projets bottom up hors de l’implication de l’État. Une démarche très riche, théorisée par les Américains avec Robert Putnan et la notion de capital social, le socle relationnel qui rend la démocratie possible. La gauche Blairiste comme les conservateurs ont cherché à théoriser cette dynamique pour justifier le retrait de l’État.
La grosse limite c’est que pour produire de la solidarité au niveau du territoire, là où elle est la plus efficace, il faut aussi qu’il y ait une protection sociale pour tous et à l’échelle de la nation. Tocqueville nous avait prévenues ! Et dans un pays comme la France, les inégalités de territoire, la France périphérique évoqué par Christophe Guilluy, contribuent à renforcer la fragilité du sentiment national et des capacités de la société civile à construire des solidarités.
Le lien social s’étiole si la population de moins en moins convaincue de partager un destin commun, si les zones de non-droit se multiplient ou si le droit des femmes à vivre comme elles l’entendent est menacé. Longtemps, la conviction, on pourrait évoquer la pensée magique ou marxiste, de la marche continue vers le progrès, faisait consensus et construisait une manière de faire société. À contre-courant, Aron exprimait son scepticisme sur le sens de l’histoire. Les temps lui donnent tristement raison !
L’intergénérationnel, un levier
Parmi les meilleures réponses à cette régression, la valorisation de l’interdépendance générationnelle et la lutte contre le chômage, sont deux leviers essentiels. L’intergénération, a ceci d’intéressant qu’elle existe au-delà de toutes nos différences de conviction, religieuse et plus largement idéologique. Elle est d’ailleurs souvent très forte au sein des communautés traditionnelles, et bien sûr avant toute chose au cœur de la famille. C’est ce vécu de chacun, au sein de sa propre famille, qui donne son caractère universel et si facilement compréhensible à cette notion d’intergénération. Au sein d’une famille, les parents transmettent leurs histoires, leurs valeurs, leurs codes de conduite à leurs enfants, et ils s’enrichissent de ce que leurs enfants leur apportent, du moins quand tout se passe bien.
La réciprocité, l’entraide, la transmission des savoirs et savoir-être semblent devoir trouver leur place naturelle entre les générations qui composent une famille. Le concept d’intergénération, tel que nous l’entendons, étend ce lien indiscutable à l’ensemble de la société, par l’école évidemment où tout passe par cette transmission entre générations, mais aussi par tous les mécanismes d’entraide et d’accompagnement social, par les petits services que chacun se rend entre voisins, et plus largement par ce sentiment d’une histoire commune à transmettre et à enrichir par les échanges entre les citoyens de tous âges et de toutes conditions.
Le care et l’utilité sociale
L’autre aspect d’une revalorisation du lien social passe par la valorisation des métiers de services et d’accompagnement, en particulier envers les plus fragiles. C’est la notion de care ou de soin à l’autre que l’on peut mobiliser. Le chercheur Michel Berry a récemment mis en valeur les travaux de Pierre-Noël Giraud, autour des emplois et services nomades, pris dans la compétition internationale, et le secteur sédentaire qui y échappe. Or, les économistes se focalisent sur le secteur nomade qui couvre moins du tiers des emplois.
C’est autour des services d’utilité sociale, de proximité et d’attention qu’il faudrait se focaliser. D’abord, parce que c’est un levier majeur de création d’emplois qui n’est pas soumis à la pression de la mondialisation, ensuite, pour favoriser une dynamique d’activités nécessaires aux personnes et à l’enrichissement du lien social.
Dans une société qui se perd, il faut s’appuyer sur des facteurs majeurs d’inclusion sociale pour tenter de conjurer la barbarie qui vient.
Serge Guérin, Sociologue, Professeur au sein du Groupe, INSEEC Business School - Crédit Photo : Rebecazum
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.