Depuis que la notion de progrès social est apparue dans les débats scientifiques et politiques, elle prête à controverse et est aujourd’hui spécialement décriée. Beaucoup de commentateurs remettent en cause sa pertinence, d’autres contestent ses bénéfices supposés.
Le climat de doute actuel n’est pas nouveau, la croyance en l’existence ou la possibilité de progrès ayant toujours connu des aléas. Mais l’histoire contemporaine, de 1950 à 1980 environ a été marquée par une foi sans faille dans le progrès social.
Tandis que l’humanité vivait dans l’angoisse d’une Troisième guerre mondiale, thermonucléaire, elle continuait d’espérer, de croire en la possibilité d’une société meilleure.
Cette période coïncide avec l’avènement de la société de consommation et l’extension des droits sociaux dans les pays développés. En Afrique et en Asie, c’était l’époque des mouvements d’indépendance, qui ont abouti à l’émergence de « nouvelles puissances émergentes » lors de la conférence de Bandung. En Amérique latine, on œuvrait à la création de Brasilia, capitale ultramoderne, et de nouveaux horizons semblaient possibles, motivés par la révolution cubaine et « l’Alliance pour le progrès ».
C’était une période glorieuse, marquée au Nord par l’apogée de mouvements sociaux de masse ancrés dans une idéologie progressiste, au Sud, par des mouvements de libération asiatiques et africains mais aussi des syndicats et partis de travailleurs internationalistes, soutenus par un mouvement communiste puissant, jouissant d’une image positive, notamment grâce à des événements tels que le lancement du satellite Spoutnik.
Post-socialisme
Cette période de l’histoire est à présent révolue. Le socialisme a largement disparu (sauf, dans une certaine mesure, en Amérique latine) et les derniers États providence tentent de survivre comme ils le peuvent. La consommation individuelle et les classes moyennes se sont affirmées. Mais pour de nombreuses populations en Asie (hors l’Asie de l’Est), en Amérique latine et en Afrique ce mode de vie peine à convaincre les populations.
De même, en Europe, en Amérique du Nord et au Japon, il a cessé de séduire. Bien au contraire, pour de plus en plus de jeunes, le consumérisme de la classe moyenne semble toujours plus fragile ou inaccessible.
La capacité d’inclusion de l’État-nation est remise en question de différentes manières : soit par la mobilité du capital soit par celle du monde du travail.
Le premier limite les ressources économiques de l’État, tandis que le second complique, voire perturbe, le concept établi de citoyenneté. De nombreux mouvements solidaires et organisations populaires sont affaiblis ou divisés. Ainsi, des mouvements ouvertement exclusivistes, qu’ils soient ethniques ou religieux, connaissent aujourd’hui une recrudescence phénoménale. Certains sont même arrivés au pouvoir.
D’importantes proportions de la population prennent aussi des positions diamétralement opposées quant à l’avenir de nos sociétés. Le monde des affaires s’intéresse par exemple exclusivement à l’innovation technologique, sans aucune vision de progrès social au sens large ; les mouvements écologistes radicaux eux envisagent une société de décroissance et de consommation réduite dans les pays riches comme seul moyen d’éviter une catastrophe climatique. Dans ce contexte, comment élaborer une vision réaliste du progrès social ?
Une communauté humaine de nations
Aujourd’hui, l’humanité se trouve à l’apogée du champ des possibles. Nous avons atteint un stade d’avancées biomédicales et technologiques révolutionnaires. Notre développement économique pourrait permettre une inclusion sociale à long terme, mais seulement si nous réussissons à atténuer – puisque leur éradication est impossible – le sexisme et le racisme institutionnalisés.
La meilleure connaissance des enjeux écologiques et climatiques joue également un rôle primordial, d’autant que les populations y sont davantage sensibilisées. Le progrès social consistera à concrétiser ces possibilités.
Pour que l’idée s’inscrive dans la réalité, notre société doit changer radicalement afin de devenir une communauté humaine de nations. Cette idée a été esquissée (avec un fort accent allemand) par le philosophe des Lumières dissident Johann Gottfried Herder. Les événements culturels comme les Festivals des nations organisés dans les grandes mégalopoles cosmopolites telles que New York ou Londres illustrent déjà cette pensée. Mais ce n’est pas suffisant.
Car nous nous orientons actuellement dans la direction opposée. Les nations sont de plus en plus fragmentées au niveau économique, polarisées au niveau idéologique. Elles ont besoin de se reconstruire. Peut-être que les défis planétaires pourraient être le moteur de cette reconstruction. La manière dont les pays se positionneront face aux accords mondiaux sur l’environnement sera sans doute l’indicateur le plus pertinent du progrès dans ce domaine.
Confrontation des puissances mondiales
Aujourd’hui, plus que jamais auparavant, se tisse un réseau international de mouvements sociaux et d’ONG œuvrant dans l’humanitaire et les droits humains qui s’efforcent de promouvoir l’inclusion sociale au niveau mondial et le bien commun.
Mais les espoirs placés dans les mouvements alternatifs mondiaux et les initiatives telles que le Forum social mondial se sont évanouis. Ces courants sont confrontés à la montée de nouveaux mouvements conservateurs, nourris par le fondamentalisme religieux ou l’extrémisme nationaliste.
Au niveau de la gouvernance, les contradictions et les difficultés persistent également. Les institutions locales et internationales (Nations unies, G20, Union européenne, Union africaine, Association des nations de l’Asie du Sud-est, Communauté des États de l’Amérique latine et des Caraïbes, etc.) sont plus fortes et influentes qu’elles ne l’étaient il y a 50 ou 25 ans, mais elles se révèlent toujours incapables de résoudre les problèmes auxquels elles étaient censées s’attaquer.
Pour ne citer qu’un exemple, il n’existe toujours pas une véritable institution internationale de régulation de l’économie mondiale, même si un travail important a été entrepris pour lutter contre les paradis fiscaux internationaux et le blanchiment.
Au niveau des libertés individuelles, l’autonomie prend de l’ampleur grâce à l’allongement de la scolarité et à la connectivité numérique dématérialisée. Elle offre de plus grandes opportunités aux femmes dans de nombreuses régions du monde et fait émerger des cultures transnationales.
Des institutions participatives internationales, soutenues par les mouvements et réseaux internationaux, ont poussé à de tels développements. Les droits des plus défavorisés dans le monde sont à présent indiscutables. Ces institutions visent à universaliser le potentiel humain.
Mais cette émancipation est souvent minée par une segmentation sociale accrue et un taux de chômage élevé.
De nouveaux mouvements d’émancipation collective à destination des plus défavorisés ont émergé, chez les populations indigènes, les travailleurs non officiels ou les habitants de bidonvilles. Si ces mouvements sont en général plus faibles que les mouvements de libération et syndicaux du passé ils peuvent néanmoins accompagner un projet de progrès social même si cela semble parfois utopiste face à l’informalisation et la précarisation du travail, nouvelles normes qui tendent à nier ou minimiser les droits des travailleurs.
Une nouvelle grande transformation
Il est évident que les innovations biomédicales et technologiques ne sont pas incompatibles avec une résurgence mondiale des aspirations au progrès social.
Comme l’a écrit Karl Polanyi, une nouvelle « grande transformation » est nécessaire, bien que ses perspectives à court terme ne soient guère encourageantes.
C’est pourquoi chercheurs et universitaires peuvent y contribuer en explorant la viabilité des idées existantes. Ils doivent oser étudier les possibilités à long terme, dépasser l’analyse des politiques envisagées et imaginer comment des réseaux d’institutions alternatives pourraient faire avancer le progrès social.
Ce billet s'inscrit dans une série de contributions issues du panel international sur le progrès social, une initiative universitaire internationale réunissant 300 chercheurs et universitaires – toutes sciences sociales et sciences humaines confondues – qui préparent un rapport sur les perspectives de progrès social pour le XXIe siècle. En partenariat avec The Conversation, ces articles proposent un aperçu exclusif du contenu du rapport et des recherches de ses auteurs.
Traduit de l’anglais par Anne-Laure Martin et Bamiyan Shiff pour Fast for Word.
Göran Therborn, Professor emeritus of Sociology, University of Cambridge - Crédit Photo : Sylvia Fredriksson/Flickr, CC BY-NC-SA
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.