Le Grenelle des violences conjugales lancé ce 3 septembre 2019 témoigne de l’implication croissante des pouvoirs publics sur ces questions depuis les années 2000.
Plusieurs plans ministériels, dont le 5ᵉ plan 2017-19 promeuvent et développent en effet la mise en place de politiques de prévention. On ne peut cependant pas noter une régression du phénomène, à la croisée de l’intime, du social et du culturel, comme le montrent les chiffres, toujours alarmants. La a mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) estime que 225 000 femmes sont victimes de violences conjugales graves chaque année (2018).
Ces données font aussi écho à la perplexité des professionnels engagés sur le terrain. L’expression de leur impuissance à sortir les victimes des situations violentes dans lesquelles elles sont prisonnières nous ont amenées à participer en 2016 à une recherche pluridisciplinaire pour la Mission droit et justice en 2016. Nous avons ainsi établi un bilan des dispositifs de lutte contre les violences conjugales en Alsace afin de proposer des pistes d’amélioration.
Rencontrer l’ensemble des protagonistes
Dans le cadre de cette recherche conduite en 2015 en Alsace, nous avons souhaité rencontrer l’ensemble des protagonistes de la scène violente, à savoir les victimes (le plus souvent les femmes et les enfants), les auteurs (majoritairement des hommes) et les professionnels participant aux dispositifs de prévention, de prise en charge et de sanction.
Nous avons également mené plusieurs entretiens auprès de 34 professionnels, recevant victimes comme auteurs des violences, policiers et gendarmes, avocat·es et juges, psychologues, médecins et travailleurs sociaux…
Nous nous sommes intéressées à leurs représentations de la notion de violence, des statuts de victime et d’agresseur et comment celles-ci orientent leur intervention sur une scène qui relève des dimensions privée et collective. Nous souhaitions aussi repérer avec eux les difficultés rencontrées dans leur travail.
Ces entretiens ont tout d’abord permis de confirmer qu’une première difficulté était d’appréhender les violences conjugales dans leur complexité. Si, dans le monde de la recherche, la question des violences conjugales est souvent étudiée sous l’angle d’un clivage entre auteur et victime, il en va de même dans les dispositifs de prise en charge.
Remettre en cause le clivage entre auteurs et victimes
Cette approche dichotomique se retrouve dans les différentes pratiques professionnelles, à la fois du côté des psychologues comme des spécialistes du monde juridique et associatif.
Elle nous amène à questionner les représentations collectives et individuelles situant d’un côté une victime (le plus souvent la femme) et de l’autre un agresseur (majoritairement l’homme) sans prendre en compte le lien – et l’histoire de ce lien- qui les unit.
Une difficulté majeure rencontrée par l’ensemble des professionnels, et plus particulièrement ceux qui n’ont pas été formés aux enjeux relationnels, est d’être face à des questions se situant dans une articulation complexe entre l’intime et le social.
Un gendarme nous confie ainsi :
« Ce n’est pas comme un cambriolage, ce n’est pas comme un accident, c’est pas comme une violence classique deux mecs qui se mettent sur la gueule voilà OK bon, ça c’est différent, mais c’est particulier parce qu’on rentre dans un milieu qui est très intime qui est très très fermé ».
Ils sont nombreux à repérer que cette intrusion dans la sphère privée les confronte à des enjeux relationnels interpersonnels. Leur statut professionnel n’est pas une enveloppe suffisante pour maintenir à distance leur ressenti émotionnel d’homme, de femme, eux-mêmes fils ou filles ou parents.
Un policier ajoute :
« Vous avez en face de vous une dame de 50 ans qui a 30 ans de mariage face à un gendarme qui a tout juste deux ans de brigade, qui a 24 ans, qui n’a pas une grande expérience de la vie on va dire, ça va être totalement différent… Vous voyez puisque quelque part l’enquêteur, ça pourrait être pratiquement le fils de la personne que vous avez en face de vous et parler de ce genre de chose, ça peut bloquer, ça peut bloquer la personne. »
Prendre en compte la temporalité
L’analyse des données recueillies auprès des différents professionnels indique la nécessité de prendre en compte la temporalité dans la prise en charge des situations de violence conjugale. En effet les professionnels sont confrontés au décalage entre la temporalité des procédures et celles des personnes qu’ils rencontrent.
Ces temporalités, diverses et parfois opposées, se croisent (temps chronologique, temps psychique, temps des procédures) et sont à l’origine d’incompréhension, d’inhibition à parler ou à agir. Il peut également s’agir d’actions effectuées dans la précipitation pour les professionnels ou de retour en arrière pour les femmes par exemple, un arrêt des procédures ainsi que le relève un magistrat.
« Je ne suis pas encore prête à vous dire que je suis victime mais voilà, je veux quand même que vous preniez acte de ce qu’il se passe. »
C’est pourquoi il semble essentiel de penser le temps de l’accueil des victimes afin que les professionnels puissent mener à bien les missions qui leur sont confiées, qu’elles soient juridiques, éducatives ou sociales.
Créer des dispositifs spécifiques aux situations rencontrées
Cette prise en considération souligne implique de réaliser qu’il est nécessaire de créer un dispositif permettant aux femmes de se sentir accueillies et écoutées dans la particularité de leur situation. Un avocat précise :
« Normalement [dans le cadre d’un divorce], après le premier rendez-vous on fait la requête en divorce. Pour les femmes victimes de violences conjugales, il faut deux à trois rendez-vous minimum, pour qu’après qu’elles arrivent à franchir ce cap-là. »
Ce premier temps est un pas décisif pour ces femmes qui décident, parfois après des mois, si ce n’est des années de violences, de confier l’histoire de leur couple à l’extérieur du huis clos dans lequel elles ont vécu.
Leurs attentes sont fortes et elles peuvent mettre fin à leur démarche si elles repèrent une impossibilité pour le professionnel de comprendre leur situation ou si elles estiment que ces derniers ne reconnaissent pas sa gravité et la banalisent.
Cette sensibilité à l’appréciation de l’autre, à la manière dont il va réceptionner leurs paroles rend la relation avec tout professionnel particulièrement complexe et nécessite d’être formé, ce qui ne fait pas partie pour le moment des priorités.
Faire confiance aux victimes
Un autre élément saillant dans les entretiens est celui de la difficulté d’établir la preuve d’une violence qui se joue souvent à huis clos. La victime doit argumenter, prouver qu’il y a violence conjugale en se justifiant par la parole mais aussi et surtout par des certificats médicaux ou à l’aide de témoins.
La situation est encore plus compliquée lorsqu’il s’agit de violences psychologiques : deux parties et deux paroles s’opposent, comme le relève une directrice de centre d’accueil de victimes.
« C’est une des difficultés, pour nous tous, c’est des situations où on se base aussi sur du déclaratif, de l’un et de l’autre donc, je dirais pour avoir une vision réelle de la situation de la dangerosité c’est compliqué parce qu’il y a le facteur humain qui entre en ligne de compte, c’est vrai au niveau de la police, c’est vrai au niveau des parquets, c’est vrai au niveau des associations aussi. »
L’évaluation de la situation s’avère aussi compliquée parce que les victimes ont souvent beaucoup de mal à se reconnaître comme telles. Comme beaucoup d’auteurs de violences, elles banalisent aussi la réalité des faits.
« Elles ne se reconnaissent pas en tant que victime, elles se reconnaissent davantage dans le statut : c’est moi qui ai provoqué mon mari, c’est pour ça qu’il a passé le cap, certaines finissent par le reconnaître, mais souvent il y a du travail derrière. » (policier)
Cette enquête auprès des professionnels nous permet d’attester d’un important travail de réflexion et d’engagement. Pour se pérenniser et pour s’étendre il nécessite d’être consolidé par des conditions de travail permettant l’étude approfondie des situations rencontrées.
Un manque de moyens
Dans le champ du judiciaire et du médico-social, nul ne s’étonnera d’entendre les différents professionnels mettre en avant le manque de moyens (budgétaires, matériels et humains) pour mener à bien leurs missions, comme le pointait d’ailleurs un rapport paru fin 2018 du Haut-Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Au-delà de ce constat, leurs propos sont étayés par l’augmentation des situations de violences conjugales qu’ils sont amenés à traiter sans savoir s’il y a une augmentation des violences ou si celles-ci sont plus rapidement signalées.
La réduction des moyens est également visible avec la disparition des structures, notamment en Alsace qui accueillent les victimes ou prennent en charge les auteurs de violence.
« Des fois on ne sait pas où orienter les personnes, ou alors on les oriente mais on nous dit “écoutez, rendez-vous dans deux mois pour un début de prise en charge.” » (conseiller probatoire d’insertion et de prévention)
« Qu’est-ce qu’on offre aux auteurs aujourd’hui ? Rien… Il y avait des associations qui faisaient un super boulot mais leur financement n’a pas été renouvelé ». (assistant social)
La lutte contre les violences faites aux femmes devrait ainsi impérativement prendre en compte ces réflexions, y compris celles menées entre les différentes structures afin de mieux accompagner à la fois les victimes et les auteurs. L’une des mérites de la recherche pluridisciplinaire effectuée a été de contribuer à améliorer la connaissance des points de butée et à prendre conscience de la nécessité de travailler en réseau.
Anne Thévenot, Professeure de Psychologie et de psychopathologie cliniques, Université de Strasbourg et Claire Metz, Maitre de conférences, HDR Psychologie clinique, Université de Strasbourg - Martin Bureau/AFP
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