Alors que se tiennent les jeux paralympiques de Paris, la question de l’emploi des personnes présentant un handicap mérite d’être posée, car une double marginalité, par rapport à l’emploi et dans l’emploi, prévaut toujours (Revillard 2019). Selon l’enquête emploi, en 2021, 15 % des 15-64 ans déclaraient une situation de handicap (définie au sens de l’indicateur Gali), soit 6 millions de personnes. Leur taux d’emploi est bien inférieur à celui des personnes valides (50 % contre 70 %). Si le taux de chômage n’est « que » de 13 %, avec un halo du chômage très important, il affecte un public en moyenne plus âgé, moins qualifié, et plus touché par le chômage de longue durée. Un constat de marginalité par rapport à l’emploi des personnes en situation de handicap s’impose.
Ce constat s’impose aussi dans l’emploi : la population handicapée en emploi est moins diplômée que l’ensemble de la population, et occupe plus souvent des postes moins qualifiés, moins prestigieux et moins rémunérateurs ; elle travaille plus souvent à temps partiel.
Handicap et genre
Ces résultats généraux masquent une grande diversité de situations, en fonction du type de handicap, du moment où il intervient dans la vie des personnes, selon certaines caractéristiques médicales (est-ce que le handicap est évolutif ? Est-ce qu’il induit des douleurs ? Une fatigabilité ? Ou pas du tout ?) et selon l’articulation avec d’autres inégalités, par exemple de genre, comme l’a montré Mathéa Boudinet dans sa thèse (Boudinet 2024). Sur ce dernier point, un chiffre est éloquent : 16 % des hommes ayant un handicap travaillent à temps partiel, contre 41 % des femmes.
Pour le dire autrement, le handicap s’articule donc avec d’autres inégalités. Il importe aussi de souligner que toutes les personnes handicapées ne s’identifient pas à la catégorie de handicap ou ne souhaitent pas y être identifiées, notamment dans la sphère professionnelle, ce qui pose problème pour une politique qui repose beaucoup sur cette identification de son public comme « handicapé ».
Des discriminations massives
Comment expliquer ces inégalités ? Elles résultent pour partie de la survenue plus fréquente du handicap chez des catégories de population déjà fragilisées dans leur rapport à l’emploi. Mais il existe par ailleurs un effet propre du handicap, comme l’a montré Célia Bouchet dans sa thèse (Bouchet 2022).
Dans certains cas, les problèmes de santé peuvent limiter la capacité de travail ou la disponibilité pour l’emploi. Mais les personnes handicapées sont surtout confrontées à des discriminations massives. Certains sont indirects comme les difficultés d’accès à l’éducation à tous les niveaux, ou encore le défaut d’accessibilité de l’espace public et des transports. D’autres barrières sont directes, comme le montrent les études par testing comme celle menée par L’Horty, Mahmoudi, Petit et Wolff. À cet égard, il n’y a pas de spécificité de la sphère de l’emploi : les discriminations en emploi reflètent les discriminations vis-à-vis des personnes handicapées dans la société en général.
Des politiques publiques interdépendantes
De ce fait, une des difficultés des politiques en matière d’emploi est que leur efficacité dépend de celle d’autres volets des politiques du handicap, comme l’accessibilité de l’espace public et des transports mais aussi des logements. Le manque d’habitations adaptées, par exemple, peut être un frein sérieux à la mobilité géographique professionnelle.
La réussite des étudiants en situation de handicap dans l’enseignement supérieur est aussi un facteur sensible. L’enseignement supérieur est en effet le parent pauvre des politiques d’inclusion éducative, alors que c’est un enjeu clé : les établissements ont une obligation d’inclusion, mais sont laissés à leur compte en ce qui concerne les moyens, d’où d’importantes disparités d’un établissement à l’autre et une forte incertitude pour les étudiants handicapés. Si on veut réussir l’inclusion en emploi, le renforcement de l’inclusion dans l’enseignement supérieur est un prérequis essentiel.
Quels leviers pour les politiques du travail et de l’emploi ?
Dans ce contexte, en matière de travail et d’emploi, que font et que devraient faire les politiques publiques ? Les dispositifs se sont multipliés au fil des années, si bien qu’on fait face à une sédimentation de mesures et autres aides, dont certaines peuvent avoir des orientations différentes. Traditionnellement, le handicap était considéré comme une incapacité de travail. L’accent mis depuis sur des politiques de non-discrimination suppose au contraire une égalité de tous au travail.
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Surtout, les politiques menées manquent cruellement d’évaluations. Des dispositifs existent sans en mesurer les résultats ou les limites. Au-delà de cette nécessaire évaluation, il convient de souligner quelques enjeux transversaux clés.
Penser le handicap dans toutes les politiques publiques
Les politiques catégorielles qui ciblent les personnes en situation de handicap ne sont pas l’alpha et l’oméga. La question du handicap doit être aussi au cœur des politiques de droit commun. En effet, beaucoup de personnes que l’on pourrait qualifier comme étant en situation de handicap au regard des définitions habituelles n’ont pas recours aux dispositifs relevant spécifiquement des politiques du handicap (par exemple, l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH), droit aux aménagements, Cap emploi, entreprises adaptées, etc.). Ce non-recours s’explique notamment par le stigmate associé à la catégorie de handicap, par un défaut d’information sur les dispositifs spécifiques existants, ou encore par des refus de droit.
Ce constat est important à prendre en compte, car il signifie que les réformes qui touchent les politiques de l’emploi au sens large vont aussi affecter une partie du public handicapé. Sur le plan des recherches, cela appelle à une démarche plus systématique de disability mainstreaming, c’est-à-dire d’intégration d’un questionnement sur le handicap dans des recherches qui ne portent pas initialement sur cet objet, en l’occurrence ici des recherches sur les politiques du travail et de l’emploi en général.
Dépasser la reconnaissance administrative
Et sur le plan politique, cela pose la question des limites d’une politique qui conditionne beaucoup de dispositifs à une reconnaissance administrative d’un handicap : par exemple, le droit aux aménagements pourrait (ne serait-ce que sur le plan juridique) être dissocié de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH).
En effet, la nécessité d’en passer par la RQTH est un obstacle à l’accès aux aménagements pour de nombreuses personnes handicapées qui refusent cette catégorisation stigmatisante, ou encore pour des personnes qui ont besoin d’aménagements dans des délais rapides du fait d’une situation de santé évolutive par exemple
Un enjeu collectif et organisationnel
Les politiques d’emploi peuvent agir sur la demande et sur l’offre d’emploi. Il est important de ne pas centrer uniquement la réflexion sur les demandeurs d’emploi, ce que tend à faire par exemple la loi plein-emploi, mais de bien garder en tête les leviers d’intervention du côté des employeurs et leur nécessaire implication dans ce domaine. En matière de handicap, la France a l’avantage de posséder un cadre juridique posant fermement une responsabilité des entreprises en matière d’emploi, avec l’OETH. Un principe, essentiel, doit être préservé : le handicap est une question collective, une question de société, plutôt qu’une caractéristique de certains individus. Cela renvoie plus généralement à l’idée selon laquelle il faut agir à l’échelle des collectifs de travail, et pas seulement des individus, pour améliorer l’emploi mais aussi la qualité de vie au travail et la progression professionnelle des personnes handicapées.
Pour cela, les cultures organisationnelles de travail doivent changer pour favoriser l’inclusion. L’OETH va dans le bon sens en posant une responsabilité collective des entreprises en matière d’emploi, mais ne va pas assez loin, en se contentant de fixer un objectif chiffré. Au-delà d’une intégration à la marge, le handicap devrait être une composante normale de l’univers de travail, quelque chose de banal, qui peut arriver à tout un chacun, et pour lequel on dispose de process et d’aménagements dédiés, personnalisés et souples. C’est un véritable changement de culture organisationnelle au travail qui est d’autant plus nécessaire que les problèmes de santé au travail sont des questions majeures.
Mais changer de culture ne signifie pas changer simplement les représentations. Beaucoup d’initiatives visent à faire « changer le regard » sur le handicap au travail : c’est utile mais insuffisant. L’inclusion passe aussi par des dimensions très concrètes, très matérielles (Mercat-Bruns 2024), comme le fait de garantir la fourniture des aménagements nécessaires, qu’il s’agisse des horaires, des outils de travail… Changer les représentations ne suffira pas à assurer l’inclusion des personnes.
Méconnaissance et inefficience du droit de la non-discrimination
Le droit de la non-discrimination en matière de handicap rencontre des difficultés, comme le révèle le fait que le handicap soit le premier motif de saisine auprès de la Défenseure des droits. Le handicap est un domaine dans lequel il y a encore beaucoup de discrimination directe, ce que confirment les études par testing, et aussi beaucoup de discriminations dans l’accès aux aménagements raisonnables (ou selon les termes de la loi de 2005, aux mesures appropriées). L’obligation pour les employeurs de fournir les aménagements nécessaires dans le cadre du droit de la non-discrimination, le fait que cette fourniture d’aménagement relève de la simple application du droit de la non-discrimination et non de la mansuétude d’une entreprise, reste quelque chose de largement méconnu. En résultent encore aujourd’hui des obstacles majeurs dans l’accès aux aménagements nécessaires qui permettent le maintien en emploi, au-delà de la seule embauche.
Quel bilan dresser de l’OETH ?
L’OETH a le grand mérite de poser un principe clair en matière de responsabilité des entreprises. De fait, la politique a un effet incitatif vis-à-vis des entreprises, en les incitant à agir.
Mais cette incitation ne doit pas être comprise directement comme une incitation à l’embauche, car ce qui compte est le nombre d’emplois déclarés, et non le nombre d’embauches, si bien que le nombre de travailleurs handicapés déclarés peut aussi augmenter grâce à des situations de maintien en emploi de personnes devenues handicapées. Les travaux qualitatifs dont on dispose montrent une tendance des employeurs à répondre à l’obligation par le maintien en emploi plutôt que par l’embauche (Caron, Chasseriaud, et Titli 2016 ; Jaffrès et Guével 2017). Il faut donc renforcer les incitations spécifiques à l’embauche de travailleurs handicapés. On note par ailleurs des inégalités sociales dans les possibilités et les modalités de maintien en emploi (Roupnel-Fuentes 2021).
Mais cette politique a aussi l’inconvénient de focaliser toute l’action sur un objectif chiffré en termes d’emploi, au détriment notamment d’une réflexion sur la qualité de vie au travail et la progression professionnelle. C’est un défaut classique de tout objectif chiffré, qui fait en sorte que l’on se concentre sur lui au détriment des autres dimensions.
Transformer le travail protégé
La délicate question du travail protégé doit être abordée. Ce terme désigne des lieux de travail séparés qui emploient actuellement autour de 120 000 personnes handicapées, principalement avec des handicaps intellectuels et psychiques. Cette forme d’emploi est, aujourd’hui, sous le feu de nombreuses critiques pour deux raisons : sa dimension ségrégative et du fait du statut d’emploi inférieur qui l’accompagne, les travailleurs étant considérés comme des usagers de services médico-sociaux et non comme des travailleurs de plein droit. La loi « plein-emploi » apporte des améliorations à cet égard en introduisant de nouveaux droits pour les travailleurs en ESAT, mais elle ne va pas assez loin. Le statut des travailleurs en ESAT est inférieur à celui des autres salariés, notamment en matière de rémunération. La réflexion devrait être prolongée à cet égard, pour voir comment mieux rapprocher ce statut de celui des autres salariés tout en maintenant les protections et l’accompagnement qui leur sont essentiels.
Mais au-delà de l’amélioration du statut, la question se pose du maintien du travail protégé comme modèle : l’idée d’avoir des espaces de travail séparés pour les personnes handicapées est aujourd’hui fortement critiquée au regard de l’objectif d’inclusion. Ces critiques sont légitimes et l’objectif de favoriser des parcours d’emploi en milieu ordinaire plutôt qu’en milieu protégé pour les personnes qui le souhaitent est un objectif louable. La question qui se pose alors est de savoir comment y parvenir, et à cet égard il faut se méfier des solutions simplificatrices :
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d’une part l’idée de fermer purement et simplement les ESAT : pour mettre fin à la ségrégation, fermons les lieux ségrégatifs. Mais la réalité est plus complexe : fermer les ESAT n’est en soi pas synonyme d’intégration ou d’inclusion. Compte tenu des profils des personnes travaillant actuellement en ESAT et de l’ampleur des discriminations dans l’emploi ordinaire, ce sera concrètement essentiellement synonyme de chômage, d’inactivité (et donc de perte en termes de qualité de vie pour des personnes souvent très attachées à leur travail), et ce sera aussi synonyme de responsabilité accrue des familles, et, notamment des femmes dans la prise en charge de ces personnes ayant des handicaps intellectuels ou psychiques.
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Il en est de même pour l’autre solution sur laquelle a beaucoup misé l’action publique, qui consiste à encourager de façon très globale l’emploi en milieu ordinaire (notamment par un durcissement des conditions de l’OETH) en s’imaginant que cela aura mécaniquement pour effet de réduire l’emploi en milieu protégé. Or il n’y a pas de système de vases communicants entre ces deux milieux de travail, notamment parce qu’ils concernent actuellement des types de handicaps différents. L’ampleur des discriminations vis-à-vis des personnes ayant des handicaps intellectuels ou des handicaps psychiques lourds, et la longueur de la file d’attente de personnes avec d’autres types de handicap cherchant un emploi en milieu ordinaire, font en sorte qu’on ne peut vraiment pas s’attendre à un effet mécanique de la promotion globale de l’emploi en milieu ordinaire sur la réduction des effectifs en emploi protégé.
Promouvoir l’emploi accompagné
Pour s’assurer que les personnes actuellement en emploi protégé ont effectivement des opportunités solides d’emploi en milieu ordinaire, il faut des actions beaucoup plus ciblées auprès de ces personnes. Le dispositif qui a fait ses preuves à l’étranger à cet égard et celui de l’emploi accompagné, qui consiste à fournir un accompagnement personnalisé vers l’emploi et dans l’emploi, en incluant un travail d’interface avec les employeurs (Jaffrès 2021). C’est un dispositif qui demande des moyens humains conséquents mais qui s’est montré efficace pour permettre l’intégration de personnes ayant des handicaps intellectuels ou psychiques importants en milieu ordinaire. Ce modèle est promu depuis 2016 en France, mais il ne concerne actuellement que 8000 personnes environ. Il est donc important d’œuvrer à sa mise à l’échelle.
Considérer le handicap au-delà des politiques catégorielles, faire du handicap au travail un enjeu collectif et organisationnel, promouvoir une meilleure effectivité du droit de la non-discrimination, évaluer l’OETH pour la rendre plus efficace, transformer le travail protégé et promouvoir l’emploi accompagné : tels sont quelques-uns des défis auxquels l’action publique en matière de handicap et d’emploi est aujourd’hui confrontée, pour contribuer à faire en sorte que les jeux paralympiques ne soient pas qu’une parenthèse d’inclusion.
Anne Revillard, Professeure de Sociologie à Sciences Po et directrice du LIEPP, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.