Alors que l’actualité électorale montre du doigt la forte abstention des quartiers populaires et que de nombreux analystes y voient un désintérêt pour la politique, notamment chez les jeunes, notre recherche participative invite à déplacer le regard et à reconsidérer les idées reçues. Si en effet les jeunes des quartiers populaires participent peu au jeu électoral, nos travaux mettent clairement en évidence que ces jeunes ne sont ni désintéressés ni passifs face à la politique.
Notre recherche a été menée de 2017 à 2021 dans 10 quartiers d’Île-de-France. Elle a associé des chercheurs, des responsables de services ou d’associations jeunesse et une dizaine de jeunes par quartier. Ensemble, nous avons notamment co-rédigé le livre Jeunes de quartier. Le pouvoir des mots qui rend compte de ces réflexions collectives. L’ouvrage est accompagné d’un site sur lequel sont publiés par thématiques les travaux réalisés.
Des expériences communes
De cette recherche participative se dégage d’abord un constat : la force des expériences communes à ces jeunes. Celles de la diversité, de la stigmatisation, des inégalités, des discriminations mais aussi des solidarités qui fondent leur rapport à la politique fait à la fois de distance et d’engagements multiples.
Ces jeunes Français, qui ont en partage la condition d’enfants d’immigrés racisés et qui ont grandi dans une période marquée par les attentats et la montée de l’islamophobie expriment une perception claire des préjugés qui pèsent sur eux et sur leur quartier.
Apparaissent ainsi entremêlés des discriminations liées à la couleur de peau, la religion, la classe sociale, le genre et l’âge. À part pour une minorité, cette perception des préjugés et des inégalités ne débouche toutefois ni sur un discours de classe ni sur une dénonciation des discriminations ou une revendication politique forte.
Un rapport distendu à la politique institutionnelle
Le rejet du monde politique caractérise la jeunesse de façon transversale. Mais, pour ces jeunes de quartiers populaires, il est adossé à l’expérience de la stigmatisation, des inégalités sociales et ethno-raciales qui redoublent le sentiment de ne pas être représentés. Pour autant, cette distance ne signifie pas un désintérêt de la politique et du politique.
Leur intérêt pour le politique s’exprime à travers leurs nombreuses références à la politique internationale. Ils citent des personnalités emblématiques, liées à des causes jugées primordiales telles que l’antiracisme ou les droits civiques : Barack Obama, Nelson Mandela, Mahatma Gandhi…
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Beaucoup suivent aussi les changements politiques dans les pays du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, d’où sont originaires leurs parents. La plupart, même s’ils ne votent pas, accordent une importance au vote comme droit et devoir citoyen et jugent comme une injustice l’absence de droit de vote pour les résidents non français. Leurs préférences vont plutôt à des personnalités de gauche, tout au moins au niveau national ce que confirment les derniers scrutins qui ont montré une attraction pour le vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon, et en faveur de candidats présentés par La France insoumise, aux législatives.
Presque tous voient dans l’extrême droite un danger. Ce qui fait la spécificité de leur positionnement par rapport à d’autres jeunes est qu’ils envisagent l’élection de Marine Le Pen non dans une seule perspective morale ou idéologique, mais du point de vue personnel : ils craignent qu’eux et leur famille, en tant qu’« étrangers » soient expulsés de France.
Le rapport à la politique s’inscrit dans un spectre large : il va d’un désintérêt ou d’un sentiment d’incompétence, voire d’une illégitimité affirmée (un rapport récent du Sénat fait le même constat) à l’ambition de parvenir à des responsabilités électives dans l’avenir : 8 jeunes sur les 100 qui ont participé à cette recherche ont effectivement participé à des listes aux élections municipales de 2020.
Des formes d’engagement multiples
L’expérience de la politique faite par les jeunes de ces quartiers populaires est d’abord sociale. Elle se décline en des formes multiples d’engagement : au niveau du quartier, du lycée, de la ville ou de la solidarité internationale. Pensées comme individuelles et ponctuelles, elles s’inscrivent cependant souvent dans une logique de continuité et de restitution. Beaucoup s’engagent en effet dans des activités telles que l’aide aux devoirs, l’encadrement informel des plus jeunes, la contribution à la vie culturelle et sportive de la ville, la création d’associations, la participation au conseil de jeunes de la municipalité.
Les actions de solidarité sont aussi des motifs d’engagement fréquents, qu’il s’agisse de maraudes vers Paris en faveur de populations précarisées, de l’accueil des réfugiés, ou de voyages en Afrique pour planter des arbres ou creuser un puits.
Le sentiment d’inégalité ou d’injustice est un facteur plus limité d’engagement : il s’exprime par exemple dans la lutte contre la réforme du baccalauréat ou de l’entrée à l’université., la participation ponctuelle au mouvement des « gilets jaunes ».
Dans cette primauté donnée à l’action, quelques traits apparaissent soit plus accentués, soit spécifiques aux jeunes de quartiers populaires : la prégnance du quartier, de la ville, de la communauté dans la construction et l’ancrage de ces engagements ; le fort lien moral entre solidarité et religion exprimé par plusieurs pour les maraudes par exemple. La question écologique apparaît en revanche plus marginale ; si elle n’est pas absente des préoccupations des jeunes elle se traduit peu en mobilisations.
Des socialisations politiques
Les dynamiques d’engagement et de politisation des jeunes reposent sur trois cercles qui s’entrecroisent : celui de la parenté, celui du quartier, et celui de la vie sociale dans les institutions scolaires, les lieux de travail, les lieux de loisir. Ceux-ci ne sont pas propres aux seuls quartiers populaires mais le rapport au territoire y joue un rôle particulièrement fort.
Lorsque le quartier ou la ville sont évoqués, ils sont souvent décrits par les jeunes en des termes possessifs et affectifs. Cet attachement au territoire est fréquemment défensif, à rebours d’une stigmatisation puissante. On peut faire l’hypothèse que le « patriotisme de clocher à base de classe » analysé par l’historienne Annie Fourcaut, pour définir l’implantation et l’enracinement du communisme municipal des années 1920 et 1930, se rejoue sous d’autres formes, avec d’autres acteurs.
Dans le quartier, les services jeunesses, les associations, les collectifs militants constituent aujourd’hui des vecteurs de socialisation qui initient les jeunes à des actions collectives. Des animateur·trice, des éducateur·trice, des militant·e·s venant eux-mêmes des quartiers populaires, estimés par les jeunes, jouent aussi des rôles de référents socialisateurs.
On ne peut cependant pas y voir une forme d’affiliation politique. On n’observe pas ou peu de transmission des luttes des quartiers populaires auprès des plus jeunes. Très peu par exemple ont entendu parler de la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 sans doute en raison de la faible reconnaissance de ce mouvement et de ses leaders et de la difficulté à structurer un mouvement pérenne à sa suite. Si les figures de Zyed et Bouna sont bien connues, parce qu’elles renvoient à la question toujours prégnante de la violence policière, tel n’est pas le cas des révoltes de 2005.
L’importance des transmissions
C’est aussi au sein de la famille que se transmettent des valeurs de solidarité : vis-à-vis de la communauté ou du pays d’origine, des parents, du quartier ou plus largement de populations désavantagées. Elles convergent alors souvent avec la socialisation religieuse. La famille peut ainsi soit représenter un repli rassurant soit offrir un horizon élargi au-delà de la société française.
La participation des jeunes aux réseaux sociaux et leur attitude à l’égard des médias, faite à la fois d’attraction pour l’information et de répulsion envers les préjugés que ces derniers véhiculent, s’inscrivent aussi dans un processus complexe d’ouverture au monde et de fermeture.
Ce qui réunit les jeunes des quartiers populaires étudiés, c’est d’abord leur méfiance et leur distance critique à l’égard de la politique dite « politicienne » et du système de représentation qui leur paraît ne pas refléter leur situation. Les engagements bénévoles des jeunes et leurs capacités d’initiative révèlent l’importance qu’ils donnent aux actes, à des solidarités animées par des valeurs, à la volonté et au pouvoir d’agir par soi-même.
Ainsi, les quartiers socialisent plus qu’ils ne politisent. Mais à l’opposé des idées reçues sur l’enfermement et le « communautarisme » des habitants des cités, la vie des jeunes ne s’apparente ni à désert politique ni à un ghetto politique.
Si la dimension territoriale apparaît déterminante dans les représentations et les dynamiques d’affiliation sociale et politique, elle ne suffit pas pour autant à construire un « nous » politique.
Cet article a été rédigé avec le concours de Bénédicte Madelin.
Marie-Hélène Bacqué, Sociologue, urbaniste, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières; Emmanuel Bellanger, Historien, CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Hélène Hatzfeld, Politologue spécialisée dans l'urbanisme, laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement (UMR CNRS 7218), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.