La journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes, le 25 novembre, est l’occasion de rappeler l’universalité de ces violences, géographiquement et socialement.
L’enquête Virage (violences et rapports de genre), menée en 2015 par l’Ined (Institut national d’études démographiques), a confirmé que les femmes de tous les milieux sociaux peuvent subir des violences conjugales. En revanche, il existe une forte corrélation entre les faits de violences et l’absence et la recherche d’emploi, tant de la femme victime que du conjoint. Pourtant l’insertion professionnelle des victimes n’est que peu, voire pas, abordée dans la politique de lutte contre les violences conjugales.
Ce constat peut paraître d’autant plus paradoxal que l’autonomie, à savoir l’indépendance financière des femmes, est au cœur de la politique d’égalité femmes-hommes. Nous avons analysé cinq plans d’action interministériels depuis 2003, les mesures du Grenelle de 2019 et réalisé 30 entretiens avec des acteurs institutionnels au niveau national et dans les territoires de La Réunion et des Antilles.
Les victimes sont systématiquement catégorisées en tant que « publics vulnérables » ce qui les réduit à être dans un état durable de vulnérabilité, à être accompagnée pour une insertion sociale mais pas professionnelle qui pourrait viser l’émancipation, davantage compatible avec une approche en termes d’égalité femmes-hommes.
Refonte de l’administration
L’administration en charge de mettre en œuvre la politique d’égalité femmes-hommes est rattachée aux questions sociales depuis une quinzaine d’années. Le Service des droits des femmes et de l’égalité (SDFE) a été intégré dans la Direction de la cohésion sociale (DGCS) en 2007 alors qu’auparavant il était indépendant. La DGCS conçoit et pilote les politiques publiques de solidarité qui ont pour rôle de protéger les catégories vulnérables (personnes en situation de précarité, personnes âgées, personnes en situation de handicap, enfants et familles, majeurs protégés).
La transversalité du champ d’action du Service des droits des femmes et de l’égalité (l’égalité femmes-hommes touchant tous les champs de la société) s’en est donc trouvée réduite. Outre un personnel divisé par deux, les liens du SDFE avec le ministère du Travail, par exemple, ont été plus difficiles à maintenir alors que l’égalité professionnelle était au cœur de son action.
Ainsi, en même temps que la politique de lutte contre les violences se développait dans les années 2000, les questions d’égalité se retrouvaient institutionnellement associées à celles liées à la vulnérabilité. Cet étiquetage « social » a conduit à une moindre légitimité pour assurer les échanges et solidarité entre ministères, indispensable à cette politique qui mobilise le ministère de l’Égalité femmes-hommes mais également les ministères de l’Intérieur, de la Justice et dans une moindre mesure de la Santé et de l’Éducation nationale.
Au niveau territorial il en est de même. Le réseau des directrices régionales et déléguées départementales aux droits des femmes et à l’égalité (DRDFE) est rattaché depuis 2007 au sous-préfet en charge de la cohésion sociale. Cette intégration a eu des conséquences sur les fonctions que les DRDFE assuraient auprès du préfet. Les initiatives partenariales doivent maintenant être discutées et validées par le sous-préfet chargé de la cohésion sociale. La dépendance à la sensibilité personnelle de ces derniers est devenu un élément déterminant du travail des DRDFE.
La question de l’autonomie dans l’accompagnement
Les ministères de l’égalité femmes-hommes qui se sont succédé pensent l’autonomie des femmes par l’égalité professionnelle mais cette dernière n’est qu’exceptionnellement abordée dans les plans d’action interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes. Plus précisément, cette dimension est présente dans le plan global de 2001 et de 2004, puis a disparu après le rattachement du SDFE à la DGCS. L’insertion professionnelle a fait un bref retour dans le 5ᵉ plan (2017-2019), considérant que « les violences peuvent avoir un impact durable sur leur accès à l’emploi ». Néanmoins, la thématique est à nouveau absente du Grenelle organisé à l’automne 2019 si ce n’est par la prise en compte dans la santé au travail de l’impact des violences.
Sans impulsion nationale, la question de l’autonomie est appréhendée différemment selon que l’accompagnement est effectué par des travailleurs sociaux « classiques » ou au sein d’associations féministes comme l’a bien montré la sociologue Elisa Herman : le travail social féministe participe d’une conscientisation des inégalités subies par les femmes et fait de l’autonomie sa priorité.
Sur notre terrain nous avons pu constater que les intervenants sociaux en commissariats et gendarmeries, les forces de l’ordre et les magistrats orientent les victimes vers des associations généralistes, avec lesquelles des partenariats nationaux ont été conclus, comme France Victimes qui porte « 3 temps de l’accompagnement : juridique, psychologique, social ».
L’accompagnement social porte sur le logement d’urgence, puis l’accès à un logement social. Les dispositifs de droit commun réservés aux populations vulnérables priment sur les hébergements spécialisés. Effectivement, les lieux d’hébergement d’urgence sont généralement destinés aux populations vulnérables et marginales (toxicomanes, SDF, migrants…).
Des difficultés à reconnaître la spécificité des violences faites aux femmes
Le rapport du Groupe d’experts du Conseil de l’Europe sur l’action contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique pointe également l’insuffisance en France de dispositifs d’hébergement spécialisés destinés aux femmes victimes de violences. Il estime que cette lacune est le reflet de politiques qui peinent à reconnaître la spécificité des violences faites aux femmes et tendent à les assimiler à d’autres problématiques sociales. De même, le Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes plaide pour que les places d’hébergement soient gérées par des associations spécialisées, dans des centres non mixtes, sécurisés, dotés de professionnels formés aux questions de violences faites aux femmes.
Dans le contenu des formations adressées aux forces de l’ordre et aux magistrats, tels qu’ils nous ont été rapportés, la vulnérabilité des victimes est un indicateur de l’emprise, c’est-à-dire de leur aliénation face au contrôle et à la domination exercés par l’auteur des faits de violence. Mais n’est-ce pas circonscrire les violences conjugales seulement au phénomène de l’emprise ?
En 2008, le sociologie états-unien Michael P. Johnson dans une réflexion sur la manière de « compter » et donc de « qualifier » les violences conjugales en avait énoncé trois formes : le terrorisme intime (potentiellement toutes les formes de violences et le comportement contrôlant), la résistance violente (stratégie de légitime défense qui peut être verbale et physique) et la violence de couple situationnelle (les actes peuvent être graves mais l’intention n’est pas de contrôler et de dominer, le conflit a « dérapé »).
Cette typologie n’est pas enseignée dans les formations, finalement très centrées sur l’emprise qui peut renvoyer à la première, le terrorisme intime. Or, l’augmentation significative des interventions, signalements et plaintes correspondraient essentiellement à la dernière, la violence situationnelle.
Une hiérarchie des violences
Les forces de sécurité que nous avons rencontrées précisent que les femmes viennent désormais déposer des plaintes pour des situations pour lesquelles elles ne seraient pas venues auparavant comme une gifle, être poussée violemment, etc. Selon eux, les femmes qui sont dans des situations d’extrêmes violences ne viendraient pas plus qu’avant. Cette perception interpelle car ces femmes sont désignées à plusieurs reprises comme celles qui subissent les « vraies violences ».
Implicitement une hiérarchie semble être faite entre des catégories de violences qui peuvent interroger le traitement des dossiers. A de nombreuses reprises nos interlocuteurs des forces de sécurité et de la justice ajoutent que les violences sont réciproques, que « madame a aussi donné des coups », voire a été à l’origine du conflit qui a dégénéré.
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Sans nier les violences que peut subir un homme au sein d’un couple, les violences subies peuvent être réactives à des violences qu’ils exercent comme dans la typologie de Johnson (violence réactive). L’hypothèse est pourtant peu posée. Les violences conjugales demeurent ainsi enfermées dans un scénario « d’école » : une victime sous emprise, vivant dans la peur et passive face à la violence de son conjoint.
Bien qu’inscrite dans la politique d’égalité femmes-hommes, la question des violences conjugales s’articule davantage à la question de la vulnérabilité qu’à celle de l’émancipation. Organisation institutionnelle et pratiques des acteurs convergent. Au lieu de voir les victimes comme fragilisées par une situation de violences issue d’un rapport de domination, elles sont perçues comme vulnérables, c’est-à-dire à risques de subir des violences. Le souci est alors la construction d’une image de la victime et de ses besoins qui ne correspond pas à la diversité des situations rencontrées.
Sandrine Dauphin, Docteure en sciences politiques, directrice de projet, Institut National d'Études Démographiques (INED)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.