Comme vecteur de sociabilité ou pour valoriser de nouvelles compétences, le numérique semble une opportunité majeure pour redéfinir la place du handicap dans l’entreprise. Mais les outils technologiques ne sont pas toujours développés pour l’usage des travailleurs en situation de handicap. Une étude réalisée dans la région Rhône-Alpes a recueilli le témoignage de certains d’entre eux pour mieux en comprendre les effets.
La filiale suisse de EasyJet vient d’être condamnée en septembre 2024 pour « discrimination à raison d’un handicap » envers une passagère en fauteuil roulant ayant été interdite de monter à bord d’un avion, car elle n’était pas accompagnée. Ce cas, qui n’est pas isolé, illustre bien l’évolution des pratiques en lien avec les situations de handicap. Aujourd’hui, cette interdiction n’est plus imposée, et ce, grâce, entre autres, à l’évolution de l’arsenal juridique mis en place en Europe.
En France, le cadre juridique entend favoriser l’emploi des personnes en situation de handicap, notamment avec la loi du 11 février 2005 en faveur de l’égalité des droits et des chances pour tous. Elle définit le handicap comme une « limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ».
Plus récemment, la loi du 5 septembre 2018 a été promulguée afin de renforcer le dispositif juridique existant. Elle met l’accent sur la capacité des travailleurs, notamment en situation de handicap, à choisir leur parcours professionnel de manière autonome. Ce dispositif juridique a eu comme conséquence de réduire le taux de chômage des personnes reconnues handicapées, qui passe de 17,5 % en 2015 à 12 % en 2022.
Cependant, cette baisse du taux de chômage ne doit pas cacher le fait que le taux d’emploi des personnes en situation de handicap progresse moins que pour l’ensemble de la population en France (0,8 % contre 1,8 %). En 2022, 38 % des personnes handicapées avaient un emploi, soit près de 2 fois moins que dans l’ensemble de la population.
Ensuite, cette baisse incite à porter plus d’attention à la présence des personnes handicapées dans le monde du travail. Quelles sont les pratiques et les modalités particulières à mettre en place pour maintenir leur emploi dans la durée ? Face à la montée en puissance de la digitalisation, il est utile de s’interroger sur la manière dont les travailleurs en situation de handicap font usage des outils numériques. Sont-ils un vecteur de socialisation et d’inclusion, ou au contraire un facteur d’exclusion et de discrimination ?
Pour répondre à ces questions, nous avons mené une recherche dans la région Rhône-Alpes entre juin 2023 et juillet 2024. Nous avons ainsi interviewé 33 travailleurs en situation de handicap occupant différentes fonctions et utilisant des technologies numériques dans l’exercice de leur métier.
La digitalisation en milieu de travail : une arme à double tranchant
Les travailleurs en situation de handicap expriment un grand intérêt pour les outils numériques, qui peuvent en effet être considérés dans certains cas comme des facilitateurs. Grâce au télétravail, par exemple, ces travailleurs subissent moins de contraintes physiques et cognitives liées au déplacement. En outre, grâce à la plateformisation, ils peuvent remplir plus aisément leurs formalités administratives.
En termes d’équipements adaptatifs et compensatoires, les outils numériques contribuent à rendre leur vie plus confortable et moins complexe. Appareils auditifs connectés, textes prédictifs, applications dérivées de l’intelligence artificielle (IA) : la technologie procure des avantages conditionnés par l’ergonomie et la facilité d’usage. En effet, il est primordial que les designers de ces outils s’interrogent, dès la conception, à la question de l’accessibilité et des besoins de leurs usagers handicapés.
D’un autre côté, la digitalisation implique aussi de faire face aux nouvelles attentes des employeurs, qui exigent de plus en plus de compétences techniques et relationnelles. À ce titre, l’arrivée de l’IA a un potentiel perturbateur pour tous les acteurs, car elle nécessite la compréhension de ces nouveaux outils et surtout d’en faire bon usage.
À cet égard, plusieurs chercheurs considèrent que les progrès dans l’IA, le cloud computing, les appareils de l’Internet des objets et la réalité virtuelle présentent des défis pour les personnes en situation de handicap. Ils ont en effet le potentiel de transformer radicalement leurs conditions de travail et leur degré d’inclusion.
Ainsi, ces chercheurs alertent sur le fait que les travailleurs handicapés peuvent ne pas avoir la capacité de participer pleinement au monde numérique. À titre d’exemple, certains outils de télétravail tels que Teams ou Google Meet ne sont ni intuitifs ni faciles à utiliser par les non ou malvoyants. L’imposition des technologies comme norme conduit à faire entrer les personnes en situation de handicap dans cette norme, en effaçant certains besoins qui leur sont spécifiques.
Résilience et légitimation grâce au numérique
D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue que l’usage des technologies va au-delà de leur simple utilisation : il s’agit d’une réelle pratique socialisante. Cette réalité est d’autant plus prononcée pour les travailleurs en situation de handicap qui font souvent face à des discriminations réduisant leurs opportunités de sociabilité.
Notre étude a révélé que la faculté d’adaptation et la résilience des travailleurs en situation de handicap constituent un atout majeur pour l’appropriation des outils numériques. Elles sont même considérées par les travailleurs eux-mêmes comme un levier pour une transformation numérique des entreprises réussie, à même de favoriser une meilleure socialisation de ces employés.
En outre, l’usage du numérique par les travailleurs handicapés constitue une forme de consolidation de leur capital social et surtout culturel. Grâce à l’apprentissage et à l’accumulation de connaissances en relation avec la manipulation de ces outils, ils sont en mesure d’en faire une voie de socialisation puissante. Le numérique permet alors de renverser en partie les dynamiques de pouvoir grâce à des compétences distinctives que n’ont pas toujours acquises les autres salariés.
Vers un modèle social du handicap en cohérence avec l’impératif numérique
La fin des années 1960 voit l’apparition du modèle social du handicap qui se distingue du modèle médical. Il s’agit de considérer le handicap non pas comme un trait individuel qui identifie les corps déviants, désordonnés et moins performants, mais plutôt comme le résultat des structures sociales et culturelles du monde moderne qui créent le handicap et marginalisent les personnes concernées. Ce modèle implique que toute déficience n’est pas handicapante, mais elle le devient forcément si elle est confrontée, d’une part, à des structures et barrières sociales contraignantes et, d’autre part, à des attitudes dévalorisantes et discriminatoires.
Pour que la socialisation du handicap ne se heurte pas à l’impératif de la digitalisation et ainsi ancrer davantage le handicap dans les pratiques, notamment organisationnelles, il convient de veiller à développer les compétences numériques des travailleurs. Cela leur permettra d’acquérir de l’expertise et favorisera l’apprentissage et l’assimilation de ces outils, d’une façon qui soit cohérente avec leurs situations propres.
Pour que la digitalisation soit en cohérence avec le modèle social du handicap, il faudrait consolider et renforcer l’implication des différentes parties prenantes telles que la famille, les amis, les collègues, le supérieur hiérarchique, etc. Il faudrait enfin accepter et comprendre que le handicap n’est pas l’occupation exclusive du service des ressources humaines, mais bien la responsabilité de tous les acteurs organisationnels.
Rim Hachana, Associate professor, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.