Le 9 juillet 2021 paraissait dans Le Monde une tribune d’un collectif de huit femmes dit « des sans-suite ». Toutes affirment avoir été victimes de violences sexuelles commises par le même homme et avoir porté plainte. Pour plusieurs d’entre elles, l’échec des démarches judiciaires s’explique par la prescription des faits, survenus, selon leurs témoignages, il y a plusieurs années. Tout comme l’affaire mettant en cause le politologue Olivier Duhamel, accusé de viol et d’inceste par l’autrice Camille Kouchner avant que l’enquête ne soit classée sans suite « en raison de la prescription ».
Cette tribune ranime donc la question de la prescription des faits dans le cadre de violences sexuelles.
Ces faits doivent-ils relever de l’imprescribilité comme le soutiennent certaines associations de victimes ?
L’état du droit actuel a déjà pris en compte dans une certaine mesure le tournant sociétal et la situation des victimes avec l’allongement des délais de prescriptions.
Rappelons que, lorsqu’un mineur est atteint par une infraction sexuelle, il ne va pas systématiquement porter plainte contre son agresseur. L’incompréhension, la honte, la peur de représailles et même un sentiment de culpabilité peuvent le faire reculer. Il en va de même de la crainte qu’il peut avoir à l’égard de ses parents, renforcée et complexifiée lorsque l’auteur de l’infraction est justement l’un d’eux ou un membre de la famille.
Ainsi, comme le constatait en 2020 Amandine Sourd dans un article pour la revue AJ Pénal,
« les violences sexuelles commises par un membre de la famille représentent 37 % de l’ensemble, dont 29 % sont le fait des conjoints ou ex-conjoints et 8 % d’autres membres de la famille. […] Entre 2012 et 2018, en moyenne, chaque année, 86 000 personnes de 18-76 ans se sont déclarées victimes de violences sexuelles de la part d’un membre de la famille ».
Qui plus est, le phénomène de l’amnésie traumatique, laquelle se définit comme « une incapacité de se rappeler des informations autobiographiques importantes, habituellement traumatiques ou stressantes » peut enfermer le souvenir des agressions dans un coin de la mémoire duquel il ne pourra ressortir que bien des années plus tard.
Si l’entrée dans la loi de ce type de phénomènes fait débat, il en ressort que les délais de droit commun de 3 ans pour les délits et de 10 ans pour les crimes, en vigueur avant la loi du 27 février 2017, étaient largement insuffisants.
C’est la raison pour laquelle le législateur a aménagé progressivement et par à-coups, puisque pas moins de 10 lois sont intervenues en l’espace de 30 ans, un régime de prescription dérogatoire à double titre.
Un régime de prescription exceptionnel dans les textes
D’une part, le point de départ de ce délai débute à la majorité de la victime, pour tenir compte du fait que l’enfant mineur est incapable d’agir seul en justice auparavant. Le délai ne court donc qu’à partir de 18 ans.
D’autre part, ce délai s’est vu rallongé par rapport à ceux de droit commun, afin de tenir compte des spécificités de ces infractions et de la vulnérabilité de leurs victimes. C’est en particulier la loi du 9 mars 2004, puis la loi du 3 août 2018 qui ont construit le système actuellement en vigueur.
Deux types de délais dérogatoires sont prévus : s’agissant des crimes sexuels commis sur mineurs, le délai est de 30 ans à compter de la majorité ; en ce qui concerne les délits sexuels, il est de 10 ans pour les « délits sexuels simples commis sur mineurs », comme l’agression sexuelle ou encore les atteintes sexuelles sur mineurs de 15 ans, et de 20 ans pour les « délits aggravés commis sur mineurs », comme les agressions sexuelles aggravées ou les atteintes sexuelles aggravées.
Une personne peut donc porter plainte jusqu’à ses 48 ans si elle a été victime d’un viol pendant l’enfance, 38 ans s’il s’agit d’un délit sexuel aggravé, comme l’agression sexuelle commise sur un mineur de moins de 15 ans, et jusqu’à ses 28 ans si elle a été victime d’une agression sexuelle non aggravée, comme l’agression sexuelle commise sur un mineur de plus de quinze ans.
Il s’avère que ni la loi du 9 mars 2004, ni celle du 3 août 2018 n’ont fait le choix de retenir l’imprescriptibilité des infractions sexuelles sur mineurs. Pourrait-elle néanmoins être envisagée ?
Allonger à nouveau les délais ou oser l’imprescriptibilité ?
La mission de consensus dirigée par Mme Flament et M. Calmettes, à la suite des accusations d’agressions sexuelles formulées à l’encontre du photographe David Hamilton évoque la question de l’imprescriptibilité s’agissant des crimes sexuels sur mineurs, pour, au final, l’exclure. Selon le rapport rendu par cette mission, cette imprescriptibilité est même inenvisageable.
On peut y lire que « l’imprescriptibilité est porteuse aujourd’hui encore d’une forte valeur symbolique, réservée aux seuls crimes contre l’humanité ». Il paraît donc inapproprié de comparer les crimes sexuels sur mineurs aux crimes contre l’humanité.
Le texte évoque un conflit de valeurs en ce que les crimes sexuels sur mineurs ne portent pas atteinte à des valeurs sociales supérieures comme l’humanité.
Cette position va également dans le sens d’une décision rendue par le Conseil constitutionnel le 22 janvier 1999, à l’occasion de laquelle il avait pu considérer :
« qu’aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, n’interdit l’imprescriptibilité des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ».
Les crimes sexuels sur mineurs semblent donc exclus.
Donner le temps à ces crimes d’être connus
Cependant, un tel argument ne tient pas lorsque l’on cherche à comprendre les raisons de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, notamment la volonté de donner le temps à ces crimes d’être connus et dénoncés.
Comme le remarque le rapport Flament-Calmettes :
« La situation n’est plus exactement la même aujourd’hui. […] d’une part les crimes contre l’humanité sont révélés et connus quasi immédiatement, et d’autre part, comme en attestent les études scientifiques et la parole des victimes, ce critère de la temporalité pourrait tout à fait s’appliquer aux crimes sexuels commis sur les mineur·e·s. »
Qui plus est, d’autres droits ont déjà fait le choix de l’imprescriptibilité. C’est le cas de la Suisse, où elle a été retenue pour les crimes sexuels commis par un majeur sur un mineur de moins de 12 ans. En Californie, suite au scandale « Bill Cosby », l’imprescriptibilité a été retenue pour toutes les agressions sexuelles sur mineurs.
La question de l’imprescriptibilité est également à mettre en perspective avec celle de la preuve d’une infraction, commise bien des années avant sa révélation.
Prouver l’infraction
La périssabilité des preuves et l’effilochage des témoignages va à l’encontre de l’imprescriptibilité, bien que ces obstacles vaillent également dans le cas d’un allongement des délais de prescription.
En effet, 30 ans après, il n’est plus possible de procéder à des expertises médico-légales, les souvenirs sont moins certains et plus malléables… La sentence fixée par la Cour suprême d’Israël dans « l’affaire du rêve » doit ainsi amener à la réflexion.
Dans le cas de cet arrêt rendu le 10 mai 2010, une jeune femme, réveillée en pleine nuit par un rêve où elle avait des relations sexuelles avec son père, avait pu obtenir la condamnation de celui-ci des années après les faits, sur la base d’un faisceau d’indices prenant en considération, notamment, le journal intime de la victime…
Le risque que des personnes soient condamnées sur des bribes de preuves, ou sur des faisceaux d’indices, n’est pas satisfaisant du point de vue de grands principes de notre droit pénal : présomption d’innocence, procès équitable, droit de la défense et sécurité juridique, comme nous allons le voir.
Quelle application dans le temps ?
S’agissant de la préservation de cette sécurité juridique, l’instauration d’une imprescriptibilité ne serait pas sans poser de difficultés au regard des règles d’application de la loi pénale dans le temps. En effet, en vertu de l’article 112-2 du code pénal, les lois de prescription sont d’application immédiate, sans qu’il soit possible de retarder leur application lorsqu’elles sont défavorables aux personnes condamnées.
En outre, une nouvelle réforme ne saurait rouvrir les délais de prescription acquis, puisqu’« une disposition modifiant le délai d’une prescription est applicable à toutes les actions nées avant la date de la promulgation de cette disposition et non encore prescrites » (Crim. 3 nov. 1994, no 94-80.010).
Il serait particulièrement dangereux que des personnes qui ne peuvent plus être poursuivies selon les règles actuelles le soient du jour au lendemain en raison de l’application immédiate de la loi nouvelle.
La prescription, une « exigence constitutionnelle »
Le Conseil constitutionnel semble, par ailleurs, avoir indirectement réglé la question de l’imprescriptibilité dans sa décision du 24 mai 2019.
Ainsi, il a érigé la prescription au rang d’« exigence constitutionnelle », et a pu estimer :
« Il résulte du principe de nécessité des peines, protégé par l’article 8 de la Déclaration de 1789, et de la garantie des droits, proclamée par l’article 16 de la même déclaration, un principe selon lequel, en matière pénale, il appartient au législateur, afin de tenir compte des conséquences attachées à l’écoulement du temps, de fixer des règles relatives à la prescription de l’action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions. »
Cette décision comble un vide juridique puisqu’aucune juridiction nationale ou internationale n’avait, jusqu’alors, reconnu une valeur supra-législative à la prescription.
Si l’imprescriptibilité semble désormais exclue, le législateur a néanmoins essayé de tenir compte des demandes des victimes, en allongeant encore et toujours les délais de prescription sous couvert de régler notamment la question de l’amnésie traumatique.
Tenir compte de l’évolution de la société
La loi du 21 avril 2021 « visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste » a modifié, une énième fois, les règles concernant les délais de prescription afin de tenir compte notamment des situations où une même personne commet plusieurs infractions sexuelles sur mineurs au long de son existence.
Le Code de procédure pénale est désormais modifié en ce sens qu’une personne qui aurait été victime d’une infraction sexuelle, commise par un auteur qui a multiplié des faits de même nature, voit son délai pour engager des poursuites prolongé considérablement.
Désormais, le Code de procédure pénale prévoit que, lorsqu’un premier viol a été commis, la commission d’un nouveau viol, d’une nouvelle agression ou atteinte sexuelle aura le pouvoir de prolonger le délai de prescription de la première infraction. En revanche, si la première infraction est une agression ou une atteinte sexuelle, seule une nouvelle agression ou atteinte sexuelle aura un effet sur le délai de prescription : un nouveau viol ne peut ainsi prolonger le délai de prescription d’une agression ou atteinte sexuelle en raison d’un risque de disproportion. En outre, les actes accomplis dans une des procédures ont pour effet de prolonger le délai de prescription courant dans l’autre.
Ce mécanisme, pour le moins compliqué, a suscité autant d’incompréhension que de déceptions chez les associations de victimes et les spécialistes.
Des incompréhensions, tout d’abord, au sujet de sa constitutionnalité et de sa conformité au principe d’égalité devant la justice, puisque le sort des poursuites reste conditionné au fait qu’une nouvelle infraction ait été commise par l’auteur. Des déceptions, ensuite, car le fond du problème, à savoir les obstacles qui concourent au retard dans la révélation des faits (amnésie traumatique, ou même emprise de l’auteur sur sa victime, deux notions qui ne sont pas encore appréhendées du point de vue de la prescription) n’ont pas été traités.
Seule la reconnaissance de ces phénomènes en tant qu’obstacles juridiques à l’exercice de l’action publique pourrait permettre de contourner ces difficultés, sous réserve que ce soit bien là l’intention du législateur.
Eudoxie Gallardo, Maître de Conférences et Directrice adjointe du Laboratoire de Droit Privé et de Sciences criminelles, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.