Le gouvernement de la première ministre Élisabeth Borne a finalement décidé de recourir à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire passer sa réforme des retraites. La question est désormais de savoir quelle sera la suite de la mobilisation contre le texte après ce passage en force alors que les jours de grèves et de manifestations se multiplient depuis le début de l’année.
Rappelons que l’objectif prioritaire de ce projet de réforme paramétrique, auquel les Français s’opposent majoritairement, est de réaliser près de 18 milliards d’euros d’économies. Économies qui seront dédiées à l’équilibrage financier du système, au financement de nouvelles protections, mais aussi à envoyer un signal à nos partenaires européens et aux marchés financiers à l’heure où la soutenabilité de la dette souveraine française inquiète.
Bien des choses ont été écrites sur ce projet, de son financement à la question de la revalorisation des petites pensions, ou encore l’aménagement des fins de carrière, l’emploi des seniors et la prise en compte de la pénibilité.
Il nous semble cependant que rares ont été les voix à réellement interroger la légitimité d’un projet de réforme sous l’angle de la juste répartition intergénérationnelle des efforts. C’est cet éclairage que nous entendons apporter ici.
Problème démographique
D’aucuns pourraient, en effet, considérer que notre système de retraites par répartition est devenu, à bien des égards, anachronique. Pour assurer son bon fonctionnement, et son équilibrage, il est nécessaire qu’à cotisations constantes, le rapport entre nombre d’actifs et le nombre de retraités ne passe pas sous un certain seuil. Si tel est le cas, augmentation des impôts mise à part, l’équilibrage ne peut se faire que par le biais de l’augmentation des cotisations, celui de l’allongement de la durée de travail (qui permet à la fois d’enregistrer des cotisations supplémentaires et de décaler l’âge auquel on percevra une pension), ou un mix entre ces différents leviers.
Or, le problème de notre système par répartition est d’abord et avant tout démographique. Depuis 2015, la population française âgée de 60 ans et plus excède celle de moins de 20 ans. C’est même en 2014 que s’est opérée cette bascule si l’on ne considère que la France métropolitaine. À l’instar de ce que l’on observe dans bien des pays occidentaux, la France est vieillissante.
Dans pareil contexte, il n’est donc guère étonnant de constater que le ratio entre actifs et retraités fond comme neige au soleil. Le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) établit que ce ratio va poursuivre son déclin dans les prochaines décennies, en raison de l’allongement de la durée de vie. Il s’établirait ainsi à 1,5 en 2040, et 1,3 en 2070. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), il a déjà reculé de 2,02 à 1,67 entre 2004 et 2020. Pour se donner une idée de l’ampleur du problème, ce ratio était de 4,69 en 1960 !
Certes, cela ne prêterait guère à conséquence si, dans le même temps, les actifs bénéficiaient en moyenne d’un niveau de vie significativement supérieur à leurs aînés. Or, en dépit du trompe-l’œil des « petites retraites » (lesquelles pourraient tout à fait faire l’objet d’une revalorisation spécifique), c’est tout l’inverse qui se produit ! En France, l’Insee a ainsi mis en lumière que le niveau de vie d’un retraité est en moyenne supérieur à celui d’un actif, notamment en raison de foyers plus réduits en termes de nombre d’occupants, mais aussi d’un patrimoine immobilier déjà constitué et d’un niveau d’endettement nettement plus faible.
Étrange configuration que la France ne partage qu’avec deux autres pays dans le monde : le Luxembourg et Israël !
Avantage : boomers
Dans notre pays, la génération du baby-boom apparaît, à bien des égards, comme plutôt avantagée. La démographie lui a été favorable dans la mesure où elle a consenti un moindre effort de cotisation, à une époque où nous l’avons vu, les aînés étaient moins nombreux à la retraite et jouissaient d’une espérance de vie plus réduite.
On estime ainsi que les retraités perçoivent aujourd’hui deux fois plus que ce qu’ils ont cotisé durant leur période d’activité. Cette situation a également permis aux boomers – comme il est désormais coutume de les appeler – de recevoir en moyenne un héritage plus tôt dans leur parcours de vie, à un âge où il est encore temps d’investir, comme l’ont souligné les travaux de Thomas Piketty repris par le Conseil d’analyse économique.
Au regard de cette situation, il semble légitime de s’interroger sur la justice sociale, revendiquée par le Président de la République lui-même, d’un projet de réforme qui demande à des travailleurs relativement plus pauvres et précaires de financer un système de retraites au bénéfice de personnes en moyenne plus aisées.
En épargnant les retraités, seulement quelques mois après avoir rétropédalé sur la question de la revalorisation du taux de contribution sociale généralisée (CSG), le gouvernement semble – il est vrai – davantage guidé par l’agenda politique que par la recherche de l’équité. Nul doute que le poids électoral prépondérant des plus de 60 ans ait pu avoir quelque influence sur les arbitrages du gouvernement.
Jeunesse négligée
Les actifs d’aujourd’hui et de demain semblent, en effet, être les grands oubliés du gouvernement. À l’heure où notre Nation doit se préparer à relever les défis historiques de ce siècle, nos dirigeants devraient pourtant s’alarmer de cette jeunesse et de ces forces vives qui, au-delà de déserter les urnes, s’épuisent sur tous les fronts depuis de nombreuses années et à laquelle tous les efforts d’adaptation semblent systématiquement réclamés.
Il lui a d’abord fallu s’adapter, bon gré mal gré, à la mondialisation, à une financiarisation folle et à une dilution culturelle latente. Dans l’ombre de ce « village mondial » qui aura fait émerger ses champions, se cachent aussi un cortège de délocalisations et de nouvelles exigences de compétitivité ou de productivité qui ont laissé sur le bas-côté de la route bien des « perdants de la mondialisation », pour reprendre les mots de l’économiste du travail Dominique Redor.
Il lui a ensuite fallu s’adapter à la digitalisation de la société et des outils de production, accepter des « bullshit jobs »… au risque d’en perdre parfois toute motivation (comme le révèle le phénomène de « quiet quitting » (démission silencieuse)), et jusqu’au sens même du travail. Un travail qui se réalise toujours plus à distance et de façon précaire alors que l’accès aux centres-villes est devenu inaccessible sur le plan financier, et que le diplôme ne protège plus.
C’est également aux actifs d’aujourd’hui et à ceux de demain que les générations précédentes ont laissé des dettes économiques et environnementales abyssales à combler. Faut-il y voir une relation de cause à effet quand cette jeunesse active, pour finir, ne trouve plus les ressources, le sens ou l’envie de faire des enfants ? Sept années consécutives de recul des naissances dans un pays riche : n’est-ce pas là le signal majeur d’une crise de confiance qui gangrène une Nation qui, à force de passer son temps à regarder dans le rétroviseur, obère son avenir ?
Ne nous y trompons pas pour autant. La jeunesse et la classe active de ce pays, qui ont souvent laissé les choses se faire sans elles par relatif désintérêt, ont leur part de responsabilité dans la situation actuelle. Quand elles s’expriment encore, elles désespèrent aussi de ne jamais être réellement entendues, que ce soit sur les sujets socio-économiques ou à propos de l’environnement. Et tandis que certains se résignent, d’autres versent au contraire – en France comme dans le Monde – dans des modes de contestation plus radicaux.
Au bilan, la séquence restera comme un nouvel épisode d’une longue série qui a fini par accoucher d’une machine à solidarité inversée. Une machine dysfonctionnelle où les actifs d’aujourd’hui et de demain, en moyenne plus pauvres et précaires, sont appelés à solder le bilan économique, social et environnemental d’une génération, désormais à la retraite, qui, telle la cigale de la fable, a quelque peu brillé par son incapacité à prévoir.
Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande École
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.