Parmi les mesures les plus symboliques de la loi immigration adoptée le 19 décembre 2023, figure la fin de l’automaticité du « droit du sol ». Jusqu’ici, un enfant né en France de deux parents étrangers obtenait automatiquement la nationalité française à ses 18 ans (s’il avait vécu en France au moins 5 ans depuis ses 11 ans et y résidait à ses 18 ans). Dorénavant, il devra engager une démarche à sa majorité pour obtenir la nationalité française.
Une telle mesure n’est pas inédite : elle a déjà été appliquée entre 1993 et 1998 dans le cadre de la Loi du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité – dite « Loi Méhaignerie ou loi Méhaignerie-Pasqua ». Dans un projet de recherche en cours, nous analysons les effets qu’a eu cette dernière sur l’intégration des enfants d’immigrés.
La tradition française du droit du sol
La tradition française du droit du sol est unique et ancienne. Elle est déjà répandue à l’époque de la Révolution (1798-1791) lorsque le concept de nationalité et avec lui celui d’"étranger" émergent. La loi républicaine du 26 juin 1889 sur la Nationalité Française – étendant les textes de 1851 et 1874 – concède automatiquement, à l’âge de 18 ans, la citoyenneté française aux individus nés en France de parents étrangers, sous la condition de leur résidence dans le pays.
Si le droit du sol est en partie constitutif de l’histoire de France, il s’est renforcé au fil des années pour répondre à des impératifs démographiques et militaires, le pays se caractérisant par une faible natalité depuis le début de sa très précoce transition démographique. Si les débats politiques l’ont remis en question à de nombreuses occasions, il n’a été suspendu qu’une seule fois avant les lois Méhaignerie-Pasqua au cours du XXe siècle : par le régime de Vichy qui autorisa une commission spéciale à déchoir de nationalité les familles naturalisées.
Une restriction « symbolique » du droit du sol
Tout comme la nouvelle loi Immigration et Intégration, la Loi Méhaignerie-Pasqua subordonnait l’acquisition de la nationalité française pour les enfants d’immigrés nés en France à la manifestation de leur volonté de devenir français. Cette manifestation devait être déposée auprès d’un juge d’instance ou auprès d’une autorité administrative désignée par décret en Conseil d’État.
En pratique, on pourrait arguer que signer une manifestation de volonté pour confirmer son attachement à la France n’a qu’une portée symbolique, qu’elle ne prive en rien les enfants immigrés de seconde génération (ceux nés de parents étrangers en France) de leur droit à devenir français.
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Cependant, les symboles comptent. Notre projet de recherche utilise les enquêtes menées par l’Insee et l’Ined sur les trajectoires et origines des migrants en France (enquête TeO en 2008 puis Te0 2 en 2018). Il montre dans quelle mesure l’exposition à des restrictions de droits de citoyenneté en raison des origines, même symboliques, exerce ou non un effet boomerang sur l’intégration des migrants de seconde génération.
Un effet « cicatrice »
Dit autrement, nous tentons de déterminer si les lois Méhaignerie-Pasqua ont atteint leur objectif, celui de s’assurer que les naturalisés par le droit du sol aiment la France et veulent de la France ou si au contraire, elles ont nourri la problématique de l’intégration de ces populations.
Plus précisément, nous mesurons la manière dont l’exposition aux restrictions des lois Méhaignerie-Pasqua a altéré l’identité française des enfants étrangers nés en France (leur sentiment d’être français) ainsi que leur sentiment d’être discriminés et leur niveau de religiosité. Notre groupe de comparaison est celui des enfants nés de parents français qui ont vécu à la même époque.
Lorsque nous observons ces deux populations (enfants d’immigrés et enfants nés français) pour les générations qui n’ont pas été concernées par les lois Méhaignerie-Pasqua parce que nées avant 1975, nous ne pouvons pas les distinguer en termes d’identité perçue, de sentiment d’être discriminés et de pratique religieuse : elles sont statistiquement identiques. Cependant, lorsque nous comparons ces mêmes groupes pour les générations impactées par les lois Méhaignerie-Pasqua, la situation change du tout au tout. Comme le révèle le premier graphique, en 2008, 15 ans après la promulgation de la loi, le fait d’avoir eu à signer une manifestation explicite afin d’obtenir la nationalité française a exercé un « effet cicatrice » sur les migrants de seconde génération.
Cet effet n’est pas mince : nous estimons que l’exposition aux lois Méhaignerie-Pasqua a réduit de 10 points de pourcentage la probabilité de se sentir français chez les enfants d’immigrés nés en France, comparés à leurs homologues nés de parents français.
La chute est encore plus forte lorsqu’on leur demande s’ils pensent être perçus comme Français. En réaction, leur sentiment religieux s’est exacerbé puisqu’ils sont plus nombreux à se déclarer comme ayant une religion, une religion importante à leurs yeux et à pratiquer les rituels alimentaires prescrits par cette dernière.
Il n’est pas question ici d’arguer que les populations que nous comparons sont différentes, nos résultats sont valides pour des individus partageant le même genre, le même niveau d’éducation, issus du même milieu social (le niveau d’éducation de leurs parents) et vivant dans la même région.
En voulant s’assurer du caractère « français » des enfants d’immigrés nés en France, les porteurs de ces lois ont alimenté les problèmes d’intégration, réels ou simplement perçus.
Quelle durée de ces effets ?
À quel point pouvons-nous considérer ces effets comme permanents ou semi-permanents ? Le premier et le second graphiques comparent nos résultats obtenus sur l’enquête TeO de 2008 à ceux obtenus dix ans plus tard sur l’enquête TeO 2018. Nous étudions les mêmes générations d’individus et deux faits importants émergent.
Premièrement, les différences en termes de sentiment d’appartenance à la France et de discrimination semblent s’être réduits. Cependant, les différences entre enfants d’immigrés nés en France et enfants de parents français en termes d’attachement à leur religion et à sa pratique restent significativement importantes pour les générations impactées par la loi Méhaignerie-Pasqua. L’attachement à la religion est un trait culturel et les traits culturels s’avèrent fortement marqués par les évènements survenant lors de l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte. Nos résultats indiquent également que, parmi les générations concernées par la loi Méhaignerie-Pasqua, les enfants nés en France de parents d’immigrés n’ont pas eu tendance à modifier leurs offre de travail ni leurs comportements de fécondité par rapport à ceux nés de parents français. Dit autrement, leur intégration économique et démographique n’a, à priori, pas été modifiée par cette loi.
Quid de la loi Immigration et Intégration ?
Qu’en déduire vis-à-vis de la loi Immigration de décembre 2023 ? Nos résultats suggèrent que les restrictions du droit du sol réintroduites par la France pourraient se retourner contre elle à moyen et long terme.
Les restrictions récemment votées sont en tout point semblables à celles de la loi Méhaignerie, elles sont même plus dures : à l’époque, les enfants d’immigrés nés en France avaient six années pour manifester leur volonté d’être français (de 16 à 21 ans) ; avec cette nouvelle loi, ils auront à l’exprimer à leur majorité.
Les déclarations récentes du Président Emmanuel Macron disent le but de cette disposition de la loi Immigration et Intégration. Son but est de s’assurer que les enfants d’étrangers nés en France devenant français aiment la France, s’y intègrent et s’y engagent.
La rupture d’un pacte passé à la naissance
Il est à parier que l’objectif ne sera pas atteint. La Loi Immigration et Intégration vient de créer une nouvelle génération ; une génération d’enfants et d’adolescents nés en France de parents étrangers, qui ont dans leur écrasante majorité suivi la loi de la République, fréquenté ses écoles et embrassé sa philosophie et ses valeurs. Une génération à qui le pays vient de dire qu’ils n’étaient pas tout à fait Français comme les autres, qu’il leur faudrait en plus de tout le reste prouver leur attachement à la France devant un juge ou une instance quelconque.
La question que cela pose n’est pas celle des avantages du droit du sol sur le droit du sang mais celle de la rupture d’un pacte passé à la naissance. Pouvons-nous sincèrement nous attendre à ce que ces enfants se sentent maintenant et pour demain plus français qu’avant ? Etayés par la littérature en sociologie, en études des migrations comparées, en sciences politiques, nos résultats suggèrent que non, une telle loi alimentera au contraire, chez ces enfants, le sentiment d’appartenir à un groupe différent de celui des Français nés de parents français. Cela ne pourra que réduire l’attachement d’une nouvelle génération d’enfants de migrants à la France et à toute fin, alimenter le problème qu’une partie de la classe politique croit combattre avec cette loi.
Simone Moriconi, Full professor, IÉSEG School of Management; Thomas Baudin, Associate Professor - IESEG School of Management (LEM-CNRS 9221), IÉSEG School of Management et Yajna Govind, Assistant Professor, Copenhagen Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.