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L’apprentissage de la lecture… vu du cerveau

Quelle méthode est la plus adaptée pour apprendre à lire ? L’organisation du cortex nous donne la réponse.

Claude Touzet : Maître de Conférences en Sciences Cognitives, UMR CNRS 7260, Aix-Marseille Université

Crédit photos : Que se passe-t-il dans le cortex quand on apprend à lire ? cheriejoyful on Visual Hunt, CC BY-NC-ND


Alors que les débats semblent reprendre de plus belle sur l’éternel sujet de l’apprentissage de la lecture en CP, quelle méthode est la plus adaptée pour apprendre à lire ? L’organisation du cortex nous donne la réponse.

Le cortex

La brique de la base du fonctionnement cortical est la colonne corticale, qui rassemble 100 000 neurones. Les 16 milliards de neurones du cortex sont donc regroupés au sein de 160 000 colonnes, réparties parmi 360 cartes corticales. Le nombre moyen de colonnes par carte est donc autour de 450. Ces 360 cartes forment une arborescence hiérarchisée : il y a des cartes de bas niveau qui reçoivent les informations en provenance des organes des sens (œil, peau, oreilles, etc.) et qui alimentent des cartes de plus haut niveau, lesquelles alimentent des cartes de niveaux supérieurs, et ainsi de suite.

Pour certaines fonctions cognitives complexes (comme la compréhension de texte), le nombre d’étages dans la hiérarchie est supérieur à dix. Pour ce qui est de reconnaître un mot d’après sa suite de lettres (orthographe), six étages suffisent. Les étages des niveaux supérieurs permettront de reconnaître la grammaire de la phrase, etc.

Les cartes corticales

Les cartes corticales sont des mémoires associatives : elles mémorisent des associations. Chacune des colonnes d’une carte est connectée à de nombreuses autres colonnes appartenant éventuellement à plusieurs (autres) cartes. Ce sont les connexions d’entrée. De temps à autre, des informations circulent sur ces connexions.

Le fonctionnement des neurones est ainsi fait que la configuration d’activité des connexions entrantes est mémorisée et devient spécifique d’une des colonnes corticales de la carte. À partir de cet instant, lorsque cette configuration d’information sera présente en entrée de la carte, c’est cette colonne qui sera activée (et elle seulement). Il suffit dès lors pour savoir ce qui se passe dans les étages inférieurs de regarder uniquement quelles colonnes sont actives à un étage donné de la hiérarchie de cartes.

Auto-organisation des cartes

L’association mémorisée est donc celle de plusieurs entrées actives et une colonne. Cette association nécessite que les événements aient lieu dans un intervalle de temps court (quelques ms). Cependant, au fur et à mesure que l’on « monte » dans la hiérarchie, les associations mémorisées lient éventuellement des événements plus éloignés dans le temps (ms, s, etc.).

Ceci est possible car l’activation d’une colonne corticale ne mobilise à chaque instant que quelques-uns de ses cent mille neurones. Les sorties d’une colonne sont donc actives aussi longtemps que nécessaire.

Les étapes de la lecture

Fig. 1. Les 6 cartes corticales impliquées dans la reconnaissance d’un mot. Author provided

Vis-à-vis de la reconnaissance des mots à partir des lettres, nous savons depuis les travaux de Hubel et Wiesel (Nobel de Médecine, 1981) que la première carte (1) reconnaît des barres de contraste orientées. Par exemple, si l’œil regarde un « A », trois colonnes sont actives. L’une qui code pour une barre à 60°, la seconde pour une barre à 120° et la dernière pour une horizontale. La carte de l’étage suivant (2) mémorise les événements qui lient les barres de contraste entre elles : elle reconnaît donc des angles aigus, des angles droits, des intersections… La carte suivante (3) reconnaît des associations d’angles, c’est-à-dire des formes de lettres (en tenant compte de la police utilisée, mais indépendamment de la position sur la rétine). La carte suivante (4) associe les lettres indépendamment de la police (A, A, A sont la même lettre). La carte suivante (5) associe des paires de lettres, que l’on nomme des « bigrammes ». Les bigrammes du mot « TABLE » sont : TA, TB, TL, TE, AB, AL, AE, BL, BE, LE. La carte suivante (6) est la carte des mots. Chacune de ses colonnes est associée à un ensemble de bigrammes, identifiant ainsi un mot.

Mots voisins

Fig. 2. Exemples de mots voisins sur la carte des mots. Author provided

Les propriétés d’organisation neuronale et corticale font que les colonnes voisines les unes des autres (sur une carte) représentent des associations proches. Pour la carte des mots, des colonnes voisines codent des mots voisins – sauf que le voisinage est fonction du codage bigrammique (et non pas de l’ordre des lettres).

De ce fait, « étude » est voisin de « dentés », ce qui semble contre-intuitif. Tout ceci est cependant confirmé par de nombreux travaux de psychologie expérimentale.

Apprentissage de la lecture

Apprendre à lire revient donc à organiser les six cartes impliquées. L’apprentissage doit se faire dans l’ordre. Impossible de reconnaître des angles si l’on est incapable de reconnaître convenablement des barres de contraste. Il faut d’abord être formé aux barres de contraste, puis aux angles, puis à des lettres, puis à toutes les lettres dans leurs différentes polices, puis aux associations de deux lettres, puis aux mots.

Les méthodes globales (ou mixtes) font l’impasse sur l’apprentissage des syllabes – passant directement des lettres (carte n°4) aux mots (carte n°6). Nous comprenons maintenant pourquoi plusieurs générations d’élèves ne sont pas de bons lecteurs. Prônée par le ministre de l’Éducation nationale et les neurosciences, le retour à la méthode syllabique est une bonne chose car elle permet la bonne organisation de la carte des bigrammes (carte n°5). Il n’en faut pas plus, ni moins, pour être en passe de devenir un bon lecteur.


Travaux de référence de l’auteur sur ce sujet :
T. Bluche, C. Kermorvant, C. Touzet & H. Glotin, « Cortical-Inspired Open-Bigram Representation for Handwritten Word Recognition », 14th IAPR International Conference on Document Analysis and Recognition (ICDAR2017), Kyoto, Japan, November 9-15, 2017.
C. Touzet, C. Kermorvant, & H. Glotin, « A Biologically Plausible SOM Representation of the Orthographic Form of 50,000 French Words », dans Villmann, Th., Schleif, F.-M., Kaden, M., Lange, M. (Eds.), « Advances in Self-Organizing Maps and Learning Vector Quantization », Springer AISC 295, pp. 303-312, 2014.
S. Dufau, Lété, B., Touzet, C., Glotin, H., Ziegler J.C., and Grainger, J.A., « Developmental Perspective on Visual Word Recognition : New Evidence and a Self-Organizing Model », « European Journal of Cognitive Psychology », 22 : 5, 669 – 694, 2010.

The ConversationClaude Touzet a reçu des financements du CNRS (ACI : Modélisation computationnelle de l’apprentissage des mots écrits) et de l'ANR (ANR "Blanche" : Apprentissage neuro-computationnel de la lecture et ANR Contint : Indexation par intégration cognitive de manuscrit : des Pixels au Sens).



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