D'après la définition du CSTS : Conseil supérieur du travail social : l’intervention sociale d’aide à la personne est une démarche volontaire et interactive, menée par un travailleur social qui met en œuvre des méthodes participatives avec la personne qui demande ou accepte son aide, dans l’objectif d’améliorer sa situation, ses rapports avec l’environnement, voire de les transformer.
Cette intervention est mandatée par une institution qui définit, par son champ légitime de compétence, le public concerné. L’intervention sociale d’aide à la personne s’appuie sur le respect et la valeur intrinsèque de chaque personne, en tant qu’acteur et sujet de droits et de devoirs.
Nous vous proposons ici une ISAP réalisé dans un CCAS
Enoncé de la situation
L'Intervention Sociale d’Aide à la Personne (ISAP) que je présente est issue d’un stage de professionnalisation d’une durée de 24 semaines réalisé auprès d’une Assistante de service social (ASS) réfèrente en gérontologie d’un Centre Communal d’Action Sociale (CCAS). Le territoire d’intervention se situe dans une commune d’environ 40 000 habitants[1]. Cet établissement public administratif communal est présidé de plein droit par le maire de la ville. Selon l'article L.123-5 du Code de l'Action Sociale et des Familles, le CCAS « anime une action générale de prévention et de développement social dans la ville en liaison avec les institutions publiques et privées ». Dans les missions obligatoires, le CCAS est tenu de procéder aux domiciliations et aux demandes d'aides sociales. Au titre des missions facultatives, le service social peut attribuer des aides alimentaires et financières ponctuelles et spécifiques de différentes natures selon le décret de 1995. L’établissement s'articule autour de cinq pôles : ressources, petite enfance, animation et communication, action sociale handicap et senior.
Je travaille sous l’autorité de la direction du pôle senior. Il se compose d’un Service des Soins Infirmiers à Domicile (SSIAD), de Foyers Logements et Foyers Restaurants et d’un service social où je suis affectée avec deux ASS réfèrentes en gérontologie. Elles ont pour missions d’accompagner les personnes retraitées dans leurs démarches de maintien à domicile, sociales, administratives, juridiques et financières et ce, en étroite collaboration si possible avec l’entourage ainsi qu’en partenariat avec les acteurs du territoire et professionnels du champ de la gérontologie.
L’ISAP que j’ai choisi est celle d’une dame retraitée de 92 ans que j’ai suivi durant 5 mois à raison de 12 entretiens et 25 échanges téléphoniques. Il a pris fin lors du décès de Madame et s’est opéré en deux temps : le premier sur la mise en place de moyens pour favoriser son maintien à domicile selon son souhait, le second, sur les limites de ce maintien à domicile et par conséquent son entrée consentie en résidence autonomie (anciennement foyer logement).
J’ai choisi de rendre compte de la situation suivante car elle illustre dans le temps l’évolution d’un lien de confiance dans la relation avec l’accompagné favorisant ainsi une démarche de co-élaboration avec elle dans son projet de vie. Aussi, cet accompagnement m’a demandée un travail de distanciation tout en étant dans une approche empathique avec Madame Fleur[2].
Origine de l’intervention
Cette intervention fait suite à l’échange téléphonique entre le voisin de Madame Fleur, Monsieur Dupont, âgé de 78 ans et moi-même. Il est inquiet au sujet de sa voisine. Cette dame âgée de 91 ans vit seule et entretient très peu de relations familiales et sociales. Il souhaite que je la rencontre. Il m’explique qu’elle aurait eu la semaine dernière des crises de démences et d'hallucinations. Sa femme l’a retrouvé errant dans les couloirs de l'immeuble et tenant des propos incohérents au sujet d’insectes qui envahiraient la résidence. En la raccompagnant à son domicile, elle s’est aperçue que Madame Fleur avait oublié une nouvelle fois d’éteindre le gaz. Le couple inquiet a alors interpellé le CCAS qui m’a demandé d’intervenir auprès de cette dame pour évaluer l’urgence de sa situation. Suite à cet appel téléphonique, j’ai contacté Madame afin de convenir avec elle d’un premier rendez pour évaluer sa situation. Elle n’évoque pas de demande particulière mais accepte néanmoins de me rencontrer. Elle souhaite que ses voisins Monsieur et Madame Dupont soient présents lors de cet entretien. Elle me dit ne pouvoir rien faire sans leurs avis.
La première rencontre
La première rencontre a eu lieu au domicile de Madame trois jours après notre premier échange téléphonique. Je suis accueillie devant la porte d’entrée de la résidence par son voisin Monsieur Dupont. Il m’invite à le suivre. La porte de chez elle est déjà ouverte. J’entre. Son appartement est soigné et lumineux. Devant moi, elle se tient assisse sur son fauteuil. Mme Fleur est une dame âgée de corpulence moyenne, aux cheveux blancs et courts. Elle porte une robe de chambre à motifs fleuris. Je vais alors au-devant de Madame et me présente comme étant assistante sociale stagiaire. Elle ne réagit pas. Je lui demande alors : « Madame Fleur, vous souvenez vous de moi ? Nous nous sommes eus au téléphone la semaine dernière … ». Elle me répond d’un ton sec que oui. Selon elle, ses voisins sont inquiets mais il n’a pas lieu de « remue-ménage » à son sujet. Elle dit se porter mieux. J’engage alors la discussion sur l’évènement qui s’était produit la semaine dernière sans employer le terme d’incident. Selon elle, des colonies de cafards auraient tenté de s’introduire dans son appartement. Elle me dit avoir voulu les chasser avec son balai. À cet instant, la sonnette de son appartement retentit. Une femme rentre et s’exclame « Madame Fleur c’est moi Mireille, je rentre ne vous inquiétez pas ! ».
Elle se présente à moi et m’explique qu’elle est la femme de Monsieur Dupont. À sa voix, le visage de Madame se détend. Elle me sourit et me dit : « Vous voyez je ne suis pas souvent seule, mes voisins passent régulièrement me rendre visite ». Elle rajoute que son voisin est son homme de confiance depuis qu’elle a emménagé dans la résidence, il y a onze ans. Selon elle, « Monsieur Dupont est ses yeux ». Durant l’entretien, j’apprends par Madame qu’elle souffre de troubles visuels. Selon elle, la présence de ce couple de voisins est rassurante. Elle n'a pas d'intervenants et son fils unique, gravement malade ne peut pas se déplacer pour la voir. Je lui demande alors si elle aurait besoin d’une aide extérieure. Selon elle, ses problèmes de vue lui posent des difficultés pour se faire à manger. Elle voit mal les boutons de la gazinière. Pour le reste de ses tâches quotidiennes, elle dit les réaliser sans problèmes. Jusque-là en retrait, sa voisine d’un air agacé prend subitement la parole « Madame Fleur à l’air d’oublier mais pour ce qui est du reste, c’est mon mari et moi même qui nous occupons de tout … . Ce n’est pas que nous ne voulons plus l’aider mais mon mari et moi on est plus tout jeune. Il doit se faire opérer du cœur … On commence à être fatigué ». Elle souhaite qu’elle se fasse aider par un professionnel.
Suite à l’interpellation relativement vive de sa voisine, je propose à Madame d’être aidée dans un premier temps pour ses repas. Elle est ouverte à la proposition. Sa voisine rajoute : « Et par curiosité, pour le ménage elle a droit à une aide ? ». Je leur informe alors qu’il est possible d’instruire une demande d’allocation personnalisée d’autonomie (APA) en leur expliquant les tenants et les aboutissants du dossier. Afin de ne pas brusquer Madame Fleur, j’explique qu’une fois son plan d’aide établi elle ne sera pas obligée d’utiliser la totalité des heures qui lui sont attribuées. La décision lui appartient. Devant cette précision, elle donne son accord pour instruire la demande. L’entretien d’1h30 prend fin à cet instant. Afin d’éclairer encore certains points notamment sur les crises d’hallucinations et les propos incohérents de Madame, je conviens avec elle d’un nouveau rendez-vous en prenant prétexte du dossier d’APA.
Le recueil de données
Ces données ont été recueillies dans le dossier de Mme Fleur à travers la vingtaine d’entretiens réalisés dans son précèdent domicile et dans son dernier lieu de vie sur une durée de 5 mois.
Histoire de vie : Mme Fleur est née le 20 juillet 1926 et est décédée à l’âge de 91 ans. Elle est la dernière d’une fratrie de trois enfants, un frère et une sœur aujourd’hui décédés. Originaire du nord, elle a vécu une partie de sa vie dans cette région avant de déménager dans le sud de la France en 1975 Elle a un niveau scolaire de type certificat d’étude. Elle a travaillé toute sa carrière comme blanchisseuse. Elle s’est mariée à l’âge de 18 ans à un homme de profession mécanicien. Veuve depuis ses 48 ans, elle n’a pas souhaité selon ses dires refaire sa vie. De cette union, est né un fils décédé lors de cet accompagnement en octobre. Il vivait à 50 kilomètres du domicile de sa mère.
Âgé de 71 ans, il était divorcé et n’a pas eu d’enfant avec son ex épouse.
Budget et logement : Retraitée depuis ses 60 ans, Madame percevait 1286 euros mensuellement de sa caisse de retraite principale et de ses complémentaires. Elle résidait depuis onze ans dans un appartement dont elle était propriétaire. Le 11 octobre 2016, Madame a emménagé dans un type 2 meublé en résidence autonomie privée pour sénior située dans la même commune de son précèdent logement. L’ensemble de ses charges mensuelles s’élevaient à 2900 euros par mois ce qui correspond en partie au tarif applicable d’une location de ce type en pension complète en résidence privée. Pour payer ses frais, elle puisait dans ses économies d’un montant d’environ 150 000 euros. Cet argent résultait en majeure partie d’un héritage et de ses économies personnelles. Durant l’accompagnement, l’appartement de Madame estimé à 160 000 euros a été mis en vente. À ce jour, il n’a pas encore d’acheteurs. Madame Fleur n’avait pas rédigé de testament. Une recherche d’éventuels héritiers est en cours par un notaire désigné par l’Etat. Ses frais d’obsèques ont été pris en charge par son contrat d’assurance qu’elle avait souscrit à ce titre.
Santé et autonomie : Au niveau médical, Madame a toujours eu un bon état général physique. Elle est décédée d’une mort naturelle. En raison de pertes de mémoires fréquentes, une expertise médicale a été réalisée en accord avec Madame. Le diagnostic a révélé qu’elle était atteinte d’une maladie neurodégénérative à un stade léger. Elle a été déclarée inapte à faire valoir sa volonté. Une demande de mesure de protection de justice de type tutelle a été sollicitée avec son accord. Cette démarche n’est pas une demande initiale de Madame. Cependant, durant l’accompagnement, Madame a exprimé à plusieurs reprises ses craintes face à son isolement, sa vulnérabilité et son besoin de se sentir en sécurité. Je lui ai présentée cette mesure comme un outil pour la protéger et respecter ses choix de vie. J’ai mis aussi en valeur le fait que ces voisins n’étaient pas protégés par la loi lorsqu’ils s’occupaient de ses démarches administratives et bancaires. Enfin, j’ai rappelé que mes missions ne permettaient pas de la suivre quotidiennement.
Aussi, durant ses dernières années de vie, sa vision s’est détériorée. Ses troubles visuels l’handicapaient dans ses tâches de la vie quotidienne. De ce fait, elle n’était pas en capacité de se faire à manger et d’effectuer seule ses transferts de son domicile pour faire ses commissions. Elle devait être également aidée pour l’entretien de son domicile et ses démarches administratives. Un portage de repas à domicile a pu être mis en place avec son accord. Durant cet accompagnement,
Madame a pu aussi bénéficier d’un plan d’aide comprenant 10 heures d’aide à domicile mensuelle au titre de l’APA. Elle a été reconnue comme groupe Iso Ressource 4[3] suite à l’évaluation de l’équipe médico-sociale du Conseil Départemental (CD). Aussi, nous avons mis en place durant son accompagnement à raison d’une fois par semaine le passage d’une infirmière libérale pour lui préparer son pilulier. Cette intervention était financée par la Sécurité Sociale (SS) et s’est poursuivi après son entrée en résidence. Avant ces multiples interventions, Madame n’avait jamais sollicité de prise en charge. Elle était en grande partie dépendante de ses voisins.
Relations familiales et sociales : Lorsque le fils de Madame Fleur a déménagé dans le sud de la France, Madame s’est rapprochée de lui en s’installant dans le même département. Selon elle, elle n’avait plus de raison de rester dans la région car il était sa seule famille. Au décès de son fils, elle me confiera aussi avoir eu une relation très fusionnelle avec son enfant. Lors de son emménagement dans la commune, elle s’est liée de sympathie pour un couple de voisin, Monsieur et Madame Dupont. Ces derniers lui rendaient quotidiennement visite dans son appartement et garantissaient par leur aide son maintien à domicile. Elle n’effectuait aucunes démarches sans leurs avis. Madame disait ne pas avoir confiance en elle. Hormis la présence de ces voisins, Madame Fleur était une personne âgée isolée. Elle n’avait pas de famille et d’amis. Dès lors son entrée en résidence, elle n’a plus eu aucune nouvelle de ce couple qu’elle considérait comme ses « amis ».
En effet, après les avoir contactés pour comprendre leur éloignement soudain, ils m’ont dit souhaiter prendre de la distance avec Madame. Ils se disaient fatigués de la responsabilité qu’ils avaient « portée » envers leur voisine. Suite au décès de Madame Fleur, je les ai informés. Ils n’ont pas souhaité se rendre à l’enterrement. Face à cette coupure brutale, elle s’est très peu exprimée à ce sujet. Elle ne m’a plus jamais reparlé d’eux mais m’a néanmoins dit lors d’un entretien dans sa nouvelle résidence : « Je suis contente que vous ayez pris le relais, je ne pouvais pas m’en sortir toute seule, maintenant vous êtes mes nouveaux yeux. » Dans sa dernière résidence, Madame a eu peu de contacts avec les autres résidents si ce n’est pour les repas du midi en collectivité. J’eue l’occasion de lui demander si il lui arrivait de descendre dans la salle commune pour participer aux activités proposées et échanger avec ses voisins. Elle me répondit : « Je préfère rester seule chez moi. J’ai mes petites habitudes ici maintenant vous savez et puis je n’ai jamais été vraiment bavarde ». En interrogeant la directrice de l’établissement à ce sujet, elle me fit la même remarque sur l’attitude solitaire de Madame.
Analyse de la situation
La demande première de Madame est de rester vivre chez elle avec l’aide de ses voisins et d’intervenants professionnels. Les conséquences physiques et psychiques de ses problèmes de santé, son âge avancé ainsi que son isolement ne lui permettent pas d’assurer seule son quotidien à domicile. Elle est une personne vulnérable. Cependant, il a fallu rapidement réajuster son projet avec elle. En effet, le départ soudain de ses voisins et la simple mise en place d’intervenants ne garantissaient plus son maintien à domicile. Ce départ crée au-delà des conséquences techniques un impact psychologique sur Madame. Elle doit faire face à cette nouvelle perte seulement un mois après le décès de son fils. Le centre national de ressources textuelles et lexicales définit la perte le fait de n’avoir plus quelqu’un auprès de soi par la suite de mort, d’absence, d’abandon. Cette notion de perte apparait à nombreuses reprises au cours de l’existence de Madame Fleur. Veuve dès l’âge de 48 ans, elle a vécu une première perte avec le décès son mari. Puis, elle a perdu ses parents, son frère et sa sœur. Le mécanisme permettant d’intégrer ces multiples pertes est construit comme celui du deuil. [4] Du latin « dolus », le deuil signifie le sens de la douleur. Selon une approche psychologique, il possède deux acceptions : une « restreinte » et une « métaphorique ». 5
Dans son acception restreinte, le deuil est une « réaction biopsychosociale à la perte par décès d’une personne significative ». [5]Autrement dit, c’est la réaction psychologique d’un individu au décès d’une personne proche de l’environnement social de la personne.
Dans son acceptation métaphorique, le deuil peut concerner toute perte importante dans la vie d’une personne. Dans ce contexte, il s’agit du départ des voisins de Madame Fleur qui lui a provoqué une souffrance morale. Ces personnes avaient de la valeur à ses yeux. L’entrée en résidence autonomie de Madame représente aussi un deuil métaphorique de sa vie d’avant. Elle a dû faire le deuil de son logement familier et s’approprier à ce nouveau lieu. Son rythme de vie, ses habitudes, ses repères ont été aussi bouleversés. Selon Emile Benveniste, linguiste français, la notion de maison et de domicile en latin domus évoque une entité sociale incarnée par le dominus, le maître de maison. Le départ de son logement, les objets dont elle a dû se détacher, les souvenirs qu’elle a dû laisser sont autant de pertes qui viennent perturber son identité. Ces notions de perte et de deuil peuvent également s’illustrer à travers sa perte d’autonomie et sa capacité intellectuelle. La perte d’autonomie chez Madame Fleur se caractérise par une incapacité partielle ou totale à effectuer ses gestes de la vie quotidienne. Mais il est important de ne pas réduire sa perte d’autonomie à des considérations strictement pratiques et techniques. Au-delà des conséquences physiologiques de son âge avancé, son déclin, physique et mental a induit des conséquences psychologiques en termes de détresse et de souffrances psychiques. En effet, avoir la sensation d'être « une charge » n'est pas n’est pas un sentiment agréable. Ses besoins de première nécessité lui posaient des difficultés : faire la cuisine, les tâches ménagères, se déplacer ... Elle n’était pas non plus en capacité de faire valoir sa volonté et d’effectuer de simples démarches administratives.
Sa vie de manière générale est « une succession de deuil » mais revêt une approche davantage métaphorique dans le processus de vieillissement de la personne. Les conséquences qu’engendrent ces pertes se traduisaient aussi dans le rapport à l’environnement de la Madame Fleur : difficultés à participer aux activités, à contribuer à sa vie de quartier, à créer du lien social avec autrui, sa famille et ses proches … Elle était une personne âgée isolée. Cet isolement est défini par le
Larousse comme «la séparation d'un individu ou d'un groupe d’individus des autres membres de la société ». Philippe Pittaud, ancien Directeur de l’Institut de Gérontologie Sociale à Marseille, tente de définir dans son ouvrage7, la notion d’isolement. Le terme « isolement » vient de l’italien « isolato », signifiant « séparé de toute chose comme une île l’est de la terre ». Evoquant, à la fois un lieu paradisiaque pour une personne de nature solitaire et à la fois, le naufrage entrainant le retrait de toute vie sociale. Philippe PITAUD, rappelle qu’en sciences sociales, l’isolement est un « phénomène mesurable renvoyant à une situation concrète ». Il est distingué deux formes d’isolement : l’isolement résidentiel et l’isolement relationnel ou social. L’isolement résidentiel dans la situation de Madame Fleur se traduit par le fait qu’elle vivait seule. Son isolement relationnel lui se caractérisait au regard des contacts, de leur qualité, de leur densité, de leur périodicité qu’elle entretenait. Ainsi, son réseau social était unique et reposait sur son seul couple de voisins. Madame Fleur était selon elle de toute manière « une personne solitaire ». Cette solitude choisie résulte de « ses choix personnels ». Le fait qu’elle n’est jamais refait sa vie et qu’elle n’a entretenue peu de relations qu’elles soient professionnelles ou personnelles et ceux jusqu’à son entrée en résidence peuvent traduire la peur du deuil et de la perte dans son inconscient.
Evaluation-diagnostic
Au vu du recueil de données et de l’analyse, la situation rentre dans le cadre des missions de l’ASS référente en gérontologie en CCAS : contribuer au maintien de l’autonomie, favoriser l’insertion de la personne âgée, et participer à la mission de prévention et de protection des majeurs vulnérables. Elle doit prendre en compte les ressources et les limites en faisant cas des freins et des potentialités. La demande initiale de Madame Fleur est de rester à son domicile tant que sa santé lui permet. Sa motivation de conserver une certaine autonomie le plus longtemps possible apparait comme une potentialité. Cependant la rupture de liens familiaux et amicaux entrainant un manque de soutien peut être considérée comme une limite à son maintien à domicile. Le travail en équipe pluridisciplinaire et avec les acteurs du territoire du champ de la gérontologie est à privilégier. Madame Fleur est une personne qui a tendance à dévaloriser. Elle dit souvent ne pas avoir confiance en elle. Ce manque de confiance peut être un frein dans les démarches qu’elle entreprend. Néanmoins, son parcours de vie témoigne de sa capacité à surmonter les difficultés ce qui apparait comme une ressource. Ainsi afin de respecter la volonté de Madame, la première hypothèse de travail s’opérera sur la mise en place d’intervenants à son domicile pour favoriser le maintien dans son logement. Cependant, au vu de la prise de distance soudaine de ses voisins, de son isolement et de sa dépendance le second axe de travail portera sur son entrée en résidence autonomie.
7 Pitaud Philippe, « Solitude et isolement des personnes âgées. L’environnement solidaire ». Edition Erès, Toulouse,
2010, p34-35
Son besoin de se sentir en sécurité et protéger apparaît comme un moteur dans ce nouveau projet de vie. À ce titre, elle souhaitera mettre en place une mesure de protection.
Au regard de mon éthique professionnelle, je me suis questionnée sur la manière d’aborder et d’accompagner Madame dans ces nombreux changements de vie. Les multiples pertes qu’elle a rencontrées ont nécessité tout particulièrement une démarche empathique dans l’accompagnement. Ainsi, la prise en compte de son histoire de vie, sa temporalité, l’écoute et le soutien face à ses craintes et incertitudes ont été indispensables dans ce travail de co-construction avec Madame. J’émets l’hypothèse qu’apporter un accompagnement multi-dimensionnel portant sur le maintien à domicile, la prévention et la prise en compte de sa perte d’autonomie et de son isolement notamment en termes de mesure protection, l’accompagnement à la vie sociale permettrait à Madame Fleur de favoriser son autonomie et son bien-être, de lui apporter une certaine sécurité pour son avenir et enfin lui permettre de partir en paix.
Plan d’action et argumentation des choix de l’intervention
Au regard des premiers éléments recueillis, le plan d’aide a pour objectif de permettre le maintien au domicile de Madame Fleur. Cependant, un évènement clef a amené à la redéfinition de son projet. Ainsi, ensemble nous avons dû envisager avec Madame un nouvel objectif pour lui assurer une protection à tous les niveaux. Un objectif a été transversal au plan d’action : la soutenir durant cette période fait de changement et de deuil.
Objectif transversal : Durant ces étapes entravées de changements et de deuils, j’ai dû soutenir Madame en favorisant un espace de parole par une écoute et une attitude empathique. La perte de son fils, le départ de son couple d’amis, le déménagement et l’entrée en institution ont été des évènements qui l’ont affecté à plusieurs niveaux : perte de l’estime et de la confiance de soi, solitude, isolement … J’ai dû respecter la temporalité de Madame notamment lors du décès de son enfant. Ce soutien moral a permis progressivement de restaurer sa confiance en elle et de lui faire réinvestir sa vie afin qu’elle gagne en autonomie. Ma posture a ainsi participé à l’élaboration d’une relation de confiance favorisant une démarche de co élaboration avec elle dans son projet de vie.
Objectif 1 : Le maintien à domicile
Lors du premier entretien, Madame Fleur a exprimé le désir de rester chez elle le plus longtemps possible. Je l’accompagnerai donc dans cette démarche avec la mise en place de différents intervenants à son domicile afin de favoriser son autonomie et respecter son souhait.
Madame exprime sa difficulté à se faire à manger en raison de son déficit visuel et le besoin d’être aidée sur ce point. Nous avons mobilisé le dispositif communal de portage de repas à domicile proposé par la mairie à hauteur de deux repas par jour (midi et soir) 7 jours sur 7. Je lui ai proposé ce partenaire car j’ai reçu des retours positifs des personnes âgées qui disposent de leurs services. J’ai tout de même évoqué le fait avec elle qu’il était possible de changer de prestataire si elle n’était pas satisfaite des menus proposés. Le financement a été pris en charge en totalité par
Madame aux vues de ses ressources. Puis, il a été compris dans le plan d’aide APA qui lui a été accordé.
Madame exprime sa difficulté à organiser sa prise de médicaments. Pour ce faire, nous nous sommes rapprochés de son médecin traitant afin qu’il délivre une ordonnance pour qu’une infirmière passe une fois par semaine à son domicile pour préparer son pilulier. Puis, j’ai fait le lien avec une infirmière que m’a conseillé Madame Fleur. Cette professionnelle de santé avait déjà suivi
Madame avec qui la prise en charge s’était bien déroulée. Le financement est pris en charge en totalité par la SS.
Madame n’est pas en capacité physique d’assurer l’entretien de son logement. Elle sollicite une aide. Nous avons instruit un dossier APA auprès du CD. Reconnue comme groupe Iso Ressource 4[6] , son plan d’aide comprenait 10 heures d’aide mensuelle qu’elle a souhaité utiliser en partie pour le portage de repas à domicile et pour l’intervention d’une aide à domicile. Nous sommes passés par un prestataire de la commune pour l’aide à domicile.
Objectif 2 : Instruction d’une demande de protection juridique et entrée en résidence autonomie Lorsque Madame Fleur s’est retrouvée seule suite au départ de ses voisins, l’idée de quitter son domicile pour s’installer dans une structure d’hébergement a émergé. Elle s’est sentie fragilisée et seule. Je l’ai donc soutenue dans cette démarche. Concernant son incapacité à gérer seule sa vie civile (démarches administratives, gestion du budget), la mise en place d’une mesure de protection juridique a été envisagé avec son accord.
Nous avons recherché un établissement susceptible de l’accueillir et de lui plaire. Nous sommes allées visiter deux résidences autonomie dans la même commune que sa résidence de l’époque. Madame Fleur a choisi seule son futur lieu de vie. Nous avons alors constitué un dossier d’entrée.
Durant cette étape, je suis entrée en contact à plusieurs reprises avec la directrice de l’établissement et Madame afin de faire le lien entre elles. Une fois l’entrée de Madame faite, j’ai continué à l’accompagner pour ses démarches administratives et celles liées à son déménagement. Quelques mois après, Madame Fleur est décédée dans son sommeil.
Au regard des craintes, des besoins et de la vulnérabilité de Madame Fleur, nous avons sollicité une demande de protection. Pour ce faire, j’ai fait appel à l’expertise médicale d’un psychiatre avec qui le service social travaille régulièrement. Une mesure de protection de justice à type tutelle pour Madame a été préconisé. Madame et moi avons donc rassemblé les pièces justificatives nécessaires à l’instruction de la demande auprès du juge des tutelles. Le rapport du juge a confirmé l’expertise médicale et désigné un tuteur qui s’est chargé des démarches liées au décès de Madame Fleur.
Evaluation et clôture de l’intervention
Au départ de l’accompagnement, Madame fleur s’exprimait peu et faisait preuve de méfiance à mon égard. Elle vouait une entière confiance à ses voisins n’entreprenant aucune démarche sans leurs avis. Le départ soudain de ses proches aidants un mois après ma première intervention a marqué un tournant dans la relation de confiance. À partir de cet évènement, Madame s’est davantage confiée à moi et n’a plus fait de preuve de méfiance. Néanmoins, certains propos et attitudes de Madame pouvaient laisser penser qu’elle transférait les sentiments qu’elle avait pour ses voisins sur moi. Il a donc fallu que je pose clairement un cadre à mon intervention en lui rappelant que j’intervenais au titre de professionnel et non celui de ses voisins. Durant le premier axe du plan d’action qui a duré un mois, Madame fleur et moi avons mis en place différentes interventions : passage d’une infirmière, portage de repas, instruction d’un dossier APA afin de favoriser son autonomie et le souhait de rester chez elle. En parallèle, Monsieur et Madame Dupont passer prendre quotidiennement des nouvelles de Madame Fleur. Ils l’accompagnaient dans ses démarches administratives comme la lecture de son courrier, la gestion et le règlement de ses factures et charges, le retrait d’argent et dans quelques démarches de la vie quotidienne : faire les courses, la mener à des rendez-vous médicaux …
Leur présence et soutien étaient indispensables au maintien à domicile malgré la mise en place récente des différents intervenants au domicile de Madame. Lorsque le couple a décidé de se retirer soudainement de la vie de leur voisine âgée, il a fallu réajuster le projet de vie avec elle. Afin de la protéger à tous les niveaux, nous avons instruit une demande de mesure de protection de justice. L’entrée en résidence en autonomie deux semaines après le départ de ses voisins a permis de lui assurer une protection partielle avec la présence permanente d’encadrant. Elle a permis aussi de rompre son isolement lors des temps collectifs que propose l’institution. Durant cette période, j’ai du particulièrement voir Madame en raison des démarches qu’engendraient son déménagement et son entrée en résidence autonomie. Le fait qu’elle n’avait pas de réseau social et familial ont participé à mon intervention régulière. Le relais a été fait dès l’attribution d’un tuteur à Madame Fleur par le juge des tutelles. Il était prévu que j’espace peu à peu l’intervalle des rendez-vous avec Madame afin de ne pas la perturber dans ce nouveau changement. Son décès brusque n’a pas permis de faire cette passation.
Analyse de ma pratique professionnelle
Cet accompagnement a été riche en apprentissage. Le parcours de vie de Madame Fleur m’a amené à me questionner sur la fragilité de l’existence notamment en période de deuil et de perte, lorsqu’on se retrouve seule et âgée et par conséquent vulnérable. Je me suis interrogée aussi sur l’impact des évènements du récit de vie de la personne dans son identité, ses attitudes, sa manière d’agir… Quel positionnement adopter auprès de Madame pour l’accompagner dans ces étapes de sa vie ? J’ai compris que la période de fragilité que traversait Madame Fleur nécessitait du temps pour avancer et atteindre les objectifs que nous avions fixé ensemble. J’ai également pris conscience que le changement ne peut s’opérer que si la personne est prête et qu’il est essentiel de respecter la temporalité de la personne. Il faut donc faire preuve d’une écoute active et empathique. Il était important que je prenne le temps de l’écouter et de comprendre son parcours de vie.
Aussi, l’accompagnement de la personne de base sur sa capacité à agir lui-même. J’ai donc pris en compte les ressources et les potentialités de Madame Fleur afin qu’elle devienne aussi acteur de son projet de vie. Malgré son âge avancé, il est nécessaire de favoriser son autonomie. Cet accompagnement m’a permis d’instaurer une relation où la confiance s’est peu à peu instaurée. Mes doutes et réflexions personnelles notamment sur les limites du maintien à domicile des personnes âgées m’ont amené à me tourner vers d’autres ASS pour leur en faire part. Ces échanges m’ont permis de mesurer les limites du travail de l’ASS mais aussi de réaliser que le rythme de la personne doit être le fil conducteur dans la mise en œuvre de l’action.
Enfin, je me suis questionnée quant à la relation qui unissait Madame Fleur et ses voisins. Il semble qu’on puisse la définir comme une relation aidé/aidant, qualifiant ainsi dans ce contexte ses voisins de proches aidants. Selon le ministère de la Santé et des Services Sociaux, le proche aidant désigne
« Toute personne de l’entourage qui apporte un soutien significatif, continu ou occasionnel, à titre non professionnel, à une personne ayant une incapacité. » Ainsi, Monsieur et Madame Dupont par leur aide quotidienne tenaient un rôle essentiel dans le maintien à domicile de leur voisine. Mais leur départ soudain a mis en exergue les difficultés qu’engendrait ce rôle. Eux même vieillissant, ils semblaient ressentir un sentiment de lassitude : « on commence à être fatigué » disait Madame Dupont. Aussi, son mari devait prochainement se faire opérer du cœur. Ces éléments peuvent expliquer en partie leur départ soudain dans le quotidien de Madame Fleur. Cette expérience m’a permis de mesurer l’importance du rôle des proches aidants dans le maintien à domicile de la personne âgée dépendante. Dans ma future pratique professionnelle, je veillerai ainsi à prévenir les risques auxquelles peuvent être confrontés les proches aidants.
[1] www.insee.fr. Recensement de population, en 2013
[2] Conformément au secret professionnel, le nom de la personne concernée par cette ISAP est rendu anonyme
[3] Ce degré de la grille AGGIR (autonomie Gérontologie Groupe Iso Ressources) regroupe les personnes incapables d’effectuer seules leurs transferts, mais capables de se déplacer dans leur domicile une fois levées. Elles ont besoin d’une aide ou d’une stimulation pour la toilette et l’habillage, mais s’alimentent seules en général. Les personnes sans problèmes moteurs, mais qui ont besoin d’une assistance pour les soins corporels et les repas.
[4] Article internet « Deuils et pertes chez le sujet âgée » de Michel Cavey, réécrit le 29/04/2012 5 www.psymas.fr
[5] Bourgeois, M-L., Le deuil aujourd’hui, Annales Médico-Psychologiques, Vol. 171, 2013.
[6] Ce degré de la grille AGGIR (autonomie Gérontologie Groupe Iso Ressources) regroupe les personnes incapables d’effectuer seules leurs transferts, mais capables de se déplacer dans leur domicile une fois levées. Elles ont besoin d’une aide ou d’une stimulation pour la toilette et l’habillage, mais s’alimentent seules en général. Les personnes sans problèmes moteurs, mais qui ont besoin d’une assistance pour les soins corporels et les repas.