Si l’éducation des tout-petits a été un univers quasi exclusivement maternel pendant longtemps, les pères y prennent de plus en plus de place et les guides sur la parentalité nous offrent un regard précieux sur la manière dont changent les représentations des figures paternelles ainsi que celles des mères.
S’émancipant de manière accélérée après 1945, celles-ci incarnent différemment leur rôle auprès des enfants, ce qui a des conséquences sur les pères dont l’autorité évolue, comme leur implication dans la vie domestique.
Ces ouvrages grand public prodiguent aux parents d’enfants de moins de 6 ans des conseils qui peuvent être discutés dans l’intimité des foyers. On s’appuiera sur la lecture de trois d’entre eux largement et longtemps diffusés – ceux de Blanche Gay, de Laurence Pernoud et d’Edwige Antier.
Trois guides parentaux et trois époques
La première autrice, Blanche Gay, bourgeoise parisienne et catholique, a écrit Comment j’élève mon enfant, paru entre 1927 et 1962. Avec plus de 200 000 exemplaires, il s’agit du meilleur tirage de la maison d’édition de son mari Bloud & Gay.
Sorti en 1965, J’élève mon enfant, best-seller de la journaliste Laurence Pernoud, a été rédigé avec une équipe d’experts en tenant compte de l’évolution des relations entre enfants et parents. Publié dans 70 pays en langue française, il a également donné lieu à 40 traductions.
Edwige Antier, enfin, est pédiatre et se réclame de Françoise Dolto. Elle se présente comme une « néo-féministe » qui réconcilie le combat pour l’égalité des sexes avec le désir de maternité, une éducation à l’écoute des enfants, ce qui transparait dans les éditions d’Élever mon enfant aujourd’hui, de la première édition en 1995 jusqu’à celle de 2002. Ces trois exemples font ressortir la visibilisation croissante des pères dans ce type d’ouvrages tout au long du XXe siècle, complexifiant leur rôle.
La figure du « chef de famille »
Des années 1920 jusqu’aux années 1950, le père dépeint occupe une place centrale dans la famille et suscite davantage de crainte que d’affection. Il incarne une figure de pater familias dont le rôle a été officialisé par le code civil en 1804. Les guides Gay continuent ainsi à diffuser la théorie des deux sphères, élaborée au XIXe siècle, qui différencie les rôles parentaux selon le sexe : le père évolue dans la sphère publique et assure les moyens d’existence de sa famille par le travail ; la mère est cantonnée à la sphère privée et se voue à l’éducation des enfants et au travail domestique.
La famille dans les guides de Gay est organisée de manière genrée et hiérarchique à l’image de l’Église catholique : la mère a en charge le foyer et les enfants ; le père est lié au monde extérieur. Toutefois, cette puissance est un appui à la mère dont il doit prendre soin :
« Le père est donc le chef de famille, mais la mère est reine au foyer ; le père donne aux enfants l’exemple des égards qui sont dus à cette reine. La mère ne craint pas à son tour de donner l’exemple de la docilité à l’autorité du père ; elle sait qu’en grandissant aux yeux des enfants, elle ne se rabaisse pas elle-même, bien au contraire. » (« Comment j’élève mon enfant », 1951, p. 378)
La femme se place dans une position d’obéissance acceptée à son mari car elle n’est pas son égale. Cette figure paternelle n’est pas sans rappeler celle du Manuel du père de famille du vice-amiral Hervé de Penfentenyo de Kervéréguin. Dans cet ouvrage paru chez Flammarion en 1941 et préfacé par le Maréchal Pétain, l’éducation paternelle est proche du dressage, les pères ne devant en rien témoigner ses sentiments à l’enfant pour ne pas devenir « les esclaves de ce petit être ». Ce comportement est censé imposer à l’enfant le respect du père.
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Ces représentations évoluent après-guerre. Même s’il ne remplit toujours pas les mêmes fonctions que la mère, le père doit désormais se montrer à l’écoute de son épouse et être attentif à ses enfants.
Prendre en compte les sentiments des tout-petits
S’appuyant sur les découvertes de la psychologie de l’enfant qui mettent en évidence l’importance de l’attachement entre parents et enfants dès la naissance ainsi que les sentiments ressentis par le tout-petit, les guides de Gay rendent hommage aux pères qui assistent les mères dans le quotidien.
Dans ceux de Pernoud, la carence paternelle, théorisée par des psychiatres comme Jacques Lacan, est dénoncée. Selon cette théorie, les pères de l’après-Seconde Guerre mondiale, notamment les prisonniers de guerre à leur retour, ont été fortement désorientés par la société et les transformations familiales, ce qui les a conduit fréquemment à s’effacer dans l’éducation des enfants. La place accordée exclusivement à la mère dans cette fonction y est dénoncée et ces pères sont jugés comme ayant manqué entièrement à leur paternité.
À la même période, inspirés des principes de la nouvelle puériculture diffusée par le Docteur Benjamin Spock, d’autres pères se sont engagés dans l’éducation quotidienne de leurs enfants :
« À cause du manque d’aides, et à l’exemple de pères américains, vous mettiez un tablier pour aider votre femme à faire la vaisselle. Cela ne rehaussait pas un prestige déjà compromis aux yeux de vos enfants, habitués qu’ils étaient au Superman de BD et de la télévision. Cette démission des pères a duré 25, 30 ans. Il a bien fallu une génération pour juger des résultats. Ceux-ci ont été […] désastreux. » (Pernoud, 1969, p.424).
Cette dénonciation ne signifie donc pas une approbation des principes de la nouvelle puériculture qui consiste en l’assouplissement des règles d’éducation, d’une grande attention portée à l’enfant et à ses besoins, enfin à l’expression des sentiments parentaux, y compris paternels, à l’égard des petits.
Un père en retrait en raison d’un engagement professionnel fort, telle est cependant la figure qui transparaît majoritairement dans les guides de Pernoud. Les éditions des années 1960-1970 sont destinées aux mères et non aux « pères qui n’auraient pas le temps de lire tous les chapitres », comme cela est écrit dans les guides parus durant ces deux décennies.
En raison de contraintes professionnelles, le père perpétue ici une représentation traditionnelle des rôles parentaux. Mais en 1970, l’autorité parentale remplace désormais l’autorité paternelle. L’éloge des nouveaux pères est donc formulé dans un contexte familial nouveau.
L’ère des « nouveaux pères »
Dans un contexte marqué par le mouvement féministe et le déclin du modèle « militaro-viril », une nouvelle figure paternelle s’affirme sous le signe de l’égalité. Impliqués dans l’éducation de l’enfant, les « nouveaux pères » ne sont vraiment évoqués qu’à partir des années 1990. Dans les guides de Pernoud, les changements sont liés aux transformations des droits de la famille et du développement du travail féminin. Le nouveau père est chaleureusement salué dans les guides d’Antier Élever mon enfant aujourd’hui : plus investi, il contribue à l’épanouissement de son enfant.
Cependant, les guides traitent aussi de situations moins idylliques comme le divorce. Dans les guides des années 1990, Edwige Antier évoque les pères « qui se sentent privés brutalement de leur enfant à cause d’une situation qu’ils n’ont, le plus souvent, pas voulue » et leurs sentiments, notamment le chagrin, face au divorce où 80 % des gardes sont confiés aux mères alors. Un père plus sensible, mais encore accaparé par son travail apparaît encore comme majoritaire. Les nouveaux pères ne seraient donc qu’une partie visible, médiatisée mais minoritaire des pères français.
Plusieurs types de pères, et par extension de parentalités, coexistent désormais : le père traditionnel, le papa « copain », le père impliqué. Cependant, les guides indiquent que la fin du XXe siècle est une phase de transition dans les rôles parentaux. Mais, alors que la pluralisation des formes familiales touche les mères et les pères par les parentalités homosexuelles et les monoparentalités – pour 15 % des familles –, que les dépressions post-partum et les malaises parentaux commencent à être abordés dans l’espace public, les guides continuent de diffuser une représentation de la famille hétérosexuelle unie. Il y a donc un décalage entre les pratiques sociales et les guides dont les couvertures représentent majoritairement une triade père-mère-enfant toujours souriante.
Désormais, les pères doivent trouver une place au sein du couple, concilier avec plus d’équilibre vie privée et vie professionnelle. Au début du XXIe siècle, la représentation paternelle s’est complexifiée et les exigences pesant sur le père s’accroissent considérablement, se rapprochant ainsi des injonctions fortes et parfois paradoxales faites aux mères.
Patricia Legris, Maîtresse de conférences en histoire contemporaine, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.