L’adolescence a longtemps été perçue comme une période d’irresponsabilité, où l’important était surtout de « prendre du bon temps » et de profiter de l’instant présent. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, tant s’en faut. L’avenir est une préoccupation majeure, aussi bien pour les parents que pour les jeunes.
Plus de 80 % des lycéennes et lycéens que nous avons enquêtés dans un établissement de 3 000 élèves de l’ouest de la France, socialement mixte, dans le cadre de la chaire « Enfance, bien-être et parentalité » y réfléchissent au moins une fois par mois, et environ un tiers d’entre eux le font quotidiennement.
Si leur avenir scolaire et professionnel arrive très largement en tête de leurs préoccupations, le devenir du monde et de la société occupe une place non négligeable dans les réflexions des adolescents. L’écologie, les inégalités sociales et les situations politiques nationales et internationales suscitent davantage leur intérêt et leur attention que l’avenir de leurs proches et des relations entretenues avec eux.
Toutefois, cette capacité à se projeter dans l’avenir n’est pas uniformément répartie dans la société. Elle est marquée par de fortes différenciations sociales : les filles et les élèves des classes supérieures sont plus enclins que les garçons et les élèves de classes populaires à s’inquiéter de leur propre avenir et de l’avenir en général.
Non seulement les premiers sont bien plus nombreux que les seconds à avoir des projets d’études et des projets professionnels, mais ils et elles sont également plus susceptibles de se détacher d’une vision individualiste du futur pour se questionner sur le monde de demain, et plus particulièrement sur son versant écologique.
Chez les lycéens et les lycéennes, des visions de l’avenir assez contrastées
Lorsqu’on leur demande à quoi leur fait penser le terme « avenir », trois mots ressortent particulièrement : le travail (64 %), l’indépendance (64 %) et le réchauffement climatique (40 %). Si la prégnance des mots « travail » et « réchauffement climatique » ne fait que renforcer le constat déjà établi sur l’importance de leur avenir professionnel et de leurs questionnements sur la situation écologique à venir, le recours fréquent au mot « indépendance » met en lumière un autre élément du rapport à l’avenir des jeunes : la centralité du processus d’autonomisation induit par le passage de l’adolescence à la jeunesse, puis à l’âge adulte.
Le futur est, pour une grande partie de ces jeunes, le signe d’un détachement (tant attendu) du contrôle des adultes et des parents. L’analyse des mots que les adolescents associent à l’avenir permet de mettre en lumière quatre visions du futur, structurées par une double opposition : d’un côté, entre un rapport positif et un rapport négatif à l’avenir ; de l’autre, entre un rapport individuel et un rapport collectif au futur.
L’avenir comme horizon incertain
Dans la première vision, qui rassemble 45 % des enquêtés, les termes qui reviennent le plus souvent sont : « incertitude », « ailleurs » et « peur », tandis que « joie » et « liberté » font partie des mots les moins employés. Les adolescentes et adolescents de ce groupe ont une perception plus individualiste de l’avenir : s’ils sont parmi les plus nombreux à se questionner quotidiennement sur leur propre avenir, et plus précisément sur leur avenir scolaire, ils sont également les moins susceptibles de s’inquiéter de l’avenir de leur famille et de la société en général.
L’avenir comme situation de crise(s)
La deuxième vision, regroupant 10 % des jeunes, a également une tonalité négative et inquiète mais appliquée à une dimension plus globale et collective. Les mots les plus fréquemment utilisés sont « catastrophes sociales », « crise économique », et « réchauffement climatique ». Les termes liés à connotation plus individuelle tels que « peur », « liberté », « joie » sont peu mobilisés. Les lycéens de ce groupe apparaissent autant, voire bien plus inquiets et concernés par l’avenir de la société dans son ensemble que par leur propre futur.
L’avenir comme période de liberté
La troisième vision, qui réunit 30 % des enquêtés, contraste nettement avec les précédentes en ce qu’elle est largement positive. Les mots associés au futur sont « liberté » et « indépendance ». Il y a peu de traces de « peur », d’« incertitude » ou d’« inquiétude » dans les réponses. Les adolescentes et adolescents de ce groupe semblent confiants. La situation sociale et écologique à venir comme leur devenir professionnel les préoccupent peu. Seul leur futur amoureux et amical est l’objet de questionnement quotidien – sans doute parce qu’il sera au centre de leur vie (étudiante à venir).
L’avenir comme entrée dans un monde adulte (idéalisé)
La dernière vision, qui caractérise 15 % des personnes interrogées, est également positive, mais se place, contrairement à la précédente, sous le signe d’une réalisation familiale et professionnelle plutôt que personnelle. Ce sont les termes « famille », « joie » et « travail » qui sont les plus employés, très loin devant « indépendance » ou « liberté ». Si les jeunes de ce groupe souhaitent travailler rapidement (la plupart ont une idée précise du métier qu’ils entendent exercer), c’est pour pouvoir fonder une famille ou venir en aide à leurs parents ou à leurs frères et sœurs. Ce n’est pas pour profiter d’une période de liberté. Ce qui compte c’est l’avenir des gens qui comptent pour eux.
L’influence des styles d’éducation familiale
Ces quatre visions de l’avenir ne se retrouvent pas de façon aléatoire dans la société. Elles dépendent des conditions d’existence des adolescentes et adolescents mais aussi et peut-être surtout des styles d’éducation familiale reçue, et notamment du niveau d’implication des pères et des mères dans les différents domaines de la vie de leurs enfants.
Le style éducatif centré sur la réussite scolaire
Les adolescents qui ont une vision incertaine de l’avenir se distinguent par le fait d’avoir des parents très impliqués dans leur vie scolaire et qui contrôlent constamment la vie sociale et amoureuse de leurs enfants, afin de les rendre plus enclins à s’investir pleinement, voire uniquement dans le domaine scolaire.
Dans ces familles de classes moyennes, la réussite scolaire est fondamentale et occupe une large part des discussions parents-enfants dans la mesure où de fortes rétributions matérielles et symboliques sont attendues de l’école et de l’investissement scolaire, d’autant plus que leurs enfants sont majoritairement en Terminale, où se posent clairement les questions d’orientation.
Un style éducatif centré sur la politique
Les lycéennes et lycéens qui perçoivent l’avenir comme une période de crise viennent de familles très politisées, qui accordent plus de place à l’autonomie des jeunes et où les enjeux scolaires semblent moins importants, d’une part du fait de bons résultats scolaires des enfants et d’autre part en raison d’une moindre pression à s’orienter puisqu’ils et elles sont encore en classe de Seconde ou de Première.
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Les parents de ces adolescents privilégient les discussions autour de sujets économiques, politiques, écologiques et sociaux, avec une attention particulière aux inégalités sociales. Il n’est donc pas surprenant de retrouver chez ces jeunes un rapport de confrontation au monde avec une forte volonté d’agir contre les injustices.
Un style éducatif centré sur la négociation et l’autonomie
Les lycéennes et lycéens qui conçoivent l’avenir comme une période de liberté ont eu une éducation très libérale, basée sur la négociation et l’apprentissage de l’auto-contrainte, avec une sociabilité amicale fortement valorisée. Dans ces familles plutôt issues de classes supérieures, il est important que les enfants, et notamment les garçons, soient autonomes dès leur plus jeune âge et apprennent à bien gérer et à bien contrôler le(ur) temps, dans la mesure où il s’agit de compétences jugées nécessaires pour accéder aux positions dominantes qu’ils devront occuper plus tard.
Mais il semble également primordial pour ces parents que leurs enfants valorisent leurs relations sociales, une sociabilité (mondaine) dans le but de créer et d’entretenir un capital social utile à l’âge adulte.
Un style éducatif centré sur la réalisation des aspirations personnelles
Enfin, les jeunes qui se représentent l’avenir comme une entrée dans un monde adulte idéalisé se distinguent par le fait d’avoir reçu une éducation familiale centrée sur la réalisation des aspirations personnelles. Dans ces familles appartenant aux classes populaires stables, les relations parents-enfants sont chaleureuses et se caractérisent par un fort niveau de connivence et par un soutien important des premiers à l’égard de la vie scolaire et quotidienne des seconds.
Si la réussite scolaire importe, elle n’est pas une fin en soi. Le but de la forte implication morale et matérielle des parents est que leur enfant puisse être heureux dans ce qu’il entreprend. Il n’est donc pas surprenant que le futur brossé par ces jeunes ressemble beaucoup à la situation familiale vécue avec leurs parents. Les niveaux de bien-être qu’elles et ils perçoivent et ressentent eux-mêmes en tant qu’enfants semblent contribuer à la volonté de reproduire cette situation pour leurs futurs enfants.
Le rapport à l’avenir des jeunes est donc loin d’être homogène et défaitiste, malgré les situations de crises économiques, écologiques ou sanitaires. En fonction de leurs conditions de vie et des styles d’éducation familiale reçue, les adolescents n’ont, d’une part, pas les mêmes dispositions à se projeter dans l’avenir et, d’autre part, pas les mêmes représentations de l’avenir et de ce qui compte ou comptera dans le futur (étude, famille, travail, etc.).
Aussi intéressants soient ces résultats, il convient toutefois de rappeler que les tendances repérées ici mériteraient d’être corroborées par d’autres enquêtes dans la mesure où il s’agit d’une enquête exploratoire dans laquelle les filles et les classes supérieures sont légèrement surreprésentées.
Cet article a été co-écrit par Kevin Diter, Marine Lecœur and Claude Martin. Ces recherches sur l'avenir des lycéennes et lycéens ont aussi fait l'objet d'un podcast avec l'INSPE Lille Hauts-de-France.
Kevin Diter, Maître de conférences en sociologie, Université de Lille et Claude Martin, Sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS, École des hautes études en santé publique (EHESP)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.