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Ce que l’argot des collégiens nous dit des stéréotypes de genre chez les jeunes

Dans une société de plus en plus soucieuse de l’égalité femme-homme, on souhaite que la langue en soit un vecteur. L’écriture inclusive témoigne de ces efforts. Mais qu’en est-il des façons de parler des jeunes ? Intègrent-elles ces préoccupations ? S’affranchissent-elles vraiment des stéréotypes de genre ?

Une étude sociolinguistique de terrain, fondée sur un corpus d’expressions argotiques récoltées dans des établissements du secondaire, permet d’interroger leurs représentations et la manière dont elles s’écartent des normes sociales ou les reproduisent.

Avant tout, il est crucial de rappeler que les jeunes dont nous parlons ne constituent pas une catégorie homogène. Certains viennent des zones périphériques de grandes villes, d’autres de milieux ruraux, ils peuvent connaître ou non des contacts multiculturels… Autant de facteurs qui influencent directement les pratiques linguistiques et la manière dont les stéréotypes de genre sont exprimés et vécus.

Un argot contemporain misogyne ?

Parmi près de 300 termes collectés dans l’étude, un grand nombre évoque directement le corps, notamment sous un angle sexuel. L’étude lexicale montre un déséquilibre quantitatif et qualitatif entre les représentations des corps masculins et féminins. Le sexe masculin est le plus fréquent (« zboub » qui est d’origine arabe, ou « chibre »). Pour ce qui est du corps féminin, il est fréquemment réduit à des métaphores dégradantes ou idéalistes, et cela en dit long sur cette hiérarchie sociale.

On peut citer la métaphore de l’animalité avec des mots comme : « chatte », ou « schnek » qui désigne un escargot en allemand ; la métaphore de la consommation avec, par exemple, « de la peufra » : il s’agit ici du verlan de « frappe », lui-même jouissant d’une signification imagée et pouvant aussi désigner de la drogue de bonne qualité ; ou, très présente, la prostituée : « keh », d’origine arabe, ou « tchoin », d’origine nouchi (un argot ivoirien très présent également dans l’argot contemporain). Ces mots participent de la disqualification sociale des femmes, en les réduisant à leur rôle dans la sexualité masculine.

Mais cet argot contemporain est-il pour autant intrinsèquement misogyne ? Si une grande majorité des termes semblent dévaloriser les femmes, leur usage n’est pas toujours aussi simple. Certaines expressions, comme « avoir de la moule » inversent parfois la hiérarchie, associant le sexe féminin à la chance.

Il apparaît que ce n’est pas tant l’argot en lui-même qui est sexiste ou misogyne, mais les pratiques sociales dans lesquelles il s’inscrit et qui, parfois, évoluent. Les termes suivants illustrent une violence symbolique. La « beurette à chicha » désigne littéralement une jeune femme d’origine maghrébine (« beur » étant le verlan tronqué de « arabe ») présente dans un bar à chicha. Ce que cela signifie vraiment ? Une jeune femme qui est trop visible, tout comme la « tana » (vraisemblablement la forme tronquée de « Ana Montana », personnage de série télévisée).

Ces catégories langagières semblent moins désigner des réalités sociales qu’elles n’organisent une grille de lecture stéréotypée des conduites féminines dans l’espace public. Le fait que ces termes soient employés par d’autres jeunes filles souligne la complexité des mécanismes de reproduction ou de résistance à la norme.

La femme qui dit : une « terreur argotique féministe » ?

Le langage reflète une hiérarchie des genres, où les garçons bénéficient de plus de liberté d’expression que les filles, soumises à un contrôle social important. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contrôle d’un autre type chez les garçons ; on peut observer que ce phénomène s’inscrit notamment dans une certaine valorisation de la virilité, tant physique que linguistique (on pense aussi aux insultes féminisantes).

Avoir recours à une certaine hexis corporelle (manière de se tenir, de s’habiller…) et à un langage cru serait une forme de manifestation de la virilité et, alors, un moyen de marquer la distinction sociale attendue. En revanche, les femmes sont traditionnellement perçues comme plus élégantes lorsqu’elles adoptent des normes linguistiques plus prestigieuses, rejetant les formes de langage populaire pour exprimer une identité sociale différente, voire opposée à celle des hommes.

Parler d’une « terreur argotique féministe » sur le modèle de l’ouvrage d’Irene n’est peut-être pas si exagéré. À la suite de l’autrice, il s’agirait de réfléchir à la place que détient la violence dans la lutte contre les inégalités. Certaines jeunes filles se réapproprient des termes plutôt vulgaires pour affirmer leur autorité, parfois pour choquer ou pour se défendre dans un environnement marqué par la domination masculine.

Ainsi, des expressions comme « avoir les couilles » sont utilisées par des filles revendiquant par la même occasion une forme de pouvoir symboliquement associé aux hommes. Mais ne reproduiraient-elles pas, dans le même temps, cette discrimination stéréotypée ?

Le langage des jeunes filles est un terrain plus complexe qu’il n’y paraît. Certaines collégiennes de Cergy (Val-d’Oise) enregistrées dans le Multicultural Paris French, un grand corpus oral, expliquent qu’elles utilisent ces termes violents ou grossiers pour s’adapter à un univers où les garçons imposent leur domination. Simone de Beauvoir affirme que c’est potentiellement en s’assimilant à ces modes de fonctionnement masculin que la femme s’affranchira.

Le langage devient un réflexe dans un environnement symboliquement hostile, une manière de se défendre face à un monde qui attend des filles qu’elles soient discrètes. L’usage d’un langage perçu comme masculin peut être dès lors défensif. Mais est-ce bien pour autant une volonté desdits garçons d’être agressifs ?

Un conservatisme linguistique pudique ?

Parler ainsi (encore faudrait-il déterminer ce qu’est ce « ainsi »), c’est peut-être aussi l’assurance de gérer symboliquement les frontières entre espace privé et espace public. Le locuteur, garçon ou fille, jeune ou moins jeune, provenant d’un quartier populaire ou bourgeois, pourrait chercher à maîtriser l’accès à son identité telle qu’il ou elle la conçoit, à filtrer ce qu’il ou elle expose de son intimité en usant de ce lexique.

Cela est reconduit par ailleurs dans les thématiques amoureuses des morceaux de rap qu’ils semblent préférer écouter : auraient-ils donc besoin de se cacher derrière une apparente violence des stéréotypes genrés pour se protéger ? Dans ce cadre, l’excès verbal des jeunes ne serait pas analysable comme étant d’ordre exhibitionniste, mais pourrait bien plutôt paradoxalement aider à la dissimulation de soi.

Il peut être étonnant que, malgré l’inventivité linguistique des jeunes contemporains (catégorie, on l’a dit, fort hétérogène), leur langage semble reproduire des hiérarchies de genre anciennes. Les « codes » sont bousculés, mais n’en restent pas moins ancrés dans des normes sociales bien établies.

Cela montre que les jeunes n’échappent pas à une sorte de conservatisme sociolinguistique. Si leur langage peut être vu comme un miroir de la société dans laquelle ils évoluent, il semble que cette société peine à se débarrasser de beaucoup de formes de domination.

Anne Gensane, Enseignante chercheuse en sociolinguistique, Université d'Artois

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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