« Faire un transfert » : l’expression, venue tout droit du vocabulaire des psychanalystes, est entrée dans le langage courant. Elle a s’est retrouvée dans les médias, les conversations, les œuvres de fiction. Mais paradoxalement, elle a perdu de sa force signifiante.
Pourtant, avec le transfert, la psychanalyse a révélé un processus qui nous concerne tous, dans les relations au monde que nous tissons. Car ce à quoi il renvoie n’a pas uniquement lieu dans les dispositifs psychothérapeutiques ou dans la cure psychanalytique, mais est également présent dans les relations les plus ordinaires de la vie courante.
Révisons les principes de bases de ce moteur de la cure psychanalytique.
La compulsion de répétition
Avant tout, le transfert est affaire de répétitions. Il se fonde sur l’expérience, étrange autant que familière, qui tient à ce que dans notre existence, des situations se répètent à peu près à l’identique, indépendamment des contextes qui ont pu participer à les produire.
Cette répétition peut concerner les relations amoureuses, au cours desquelles le lien amoureux se structure à peu près de la même façon, puis conduit aux mêmes types de souffrance ou d’impasse quel·le que soit le ou la partenaire. Elle peut aussi concerner la manière dont les projets sont vécus : on bute sur les mêmes difficultés, on a l’impression de devoir mener toujours les mêmes combats quel que soit le contexte. Ou elle peut avoir trait à l’expérience de la parentalité : on veut éviter, dans l’éducation de nos enfants, de faire les mêmes « erreurs » que celles commises par nos propres parents. Pour finir par constater que l’on reproduit ce à quoi on a voulu échapper…
Cette compulsion à répéter peut se déployer sous des formes très symptomatiques et handicapantes, se traduisant parfois par des troubles obsessionnels compulsifs, des addictions, une névrose d’échec, etc. Elle peut aussi exister sous des formes moins sévères, qui n’en font cependant pas moins souffrir le sujet : comportements vis-à-vis des autres colorés de soumission, rapports tendus (conflictuels) aux figures d’autorité, ou encore angoisse possiblement sidérante dans les contextes d’exposition au regard ou au jugement d’autrui, etc.
On a beau avoir conscience de cette propension à la répétition, en avoir une connaissance intellectuelle, pouvoir la formaliser par le discours, cela ne l’élimine pas. Elle continue à se produire, à notre corps défendant, bien que nous ne soyons plus dans une totale méconnaissance de ce qui agit en nous. Les psychothérapies, qu’elles soient psychanalytiques ou cognitivo-comportementales, travaillent (entre autres choses) à la défaire.
Se remémorer ce qui ne peut l’être
Pour la psychanalyse, la compulsion de répétition vient en lieu et place de ce qui ne peut pas faire l’objet d’une remémoration dans les expériences infantiles. Pour faire simple, on pourrait dire que, par la répétition, on remet en scène à notre insu ce qui n’a pu être digéré.
Imaginons un bébé dans les bras d’une maman dépressive. Il s’apprête à prendre le sein ou un biberon et son regard plonge dans le regard de sa mère. En temps normal, il rencontre une présence, il échange à travers le jeu des regards, par des sourires, reçoit des caresses. Bref, il a affaire à une figure d’attachement. Mais si sa mère est victime de dépression, le nouveau-né se retrouve face à un regard vide.
Le visage pourtant familier de la mère se fait énigmatique, étranger. En une fraction de seconde, tout se dérègle, le familier se fait étranger, le bon et le plaisant deviennent anxiogènes… Si à la tétée suivante, la mère se sent un peu mieux, le bébé retrouve ses repères. Puis de nouveau, pour quelques secondes ou plusieurs minutes, le contact est perdu malgré les efforts de la maman pour être présente.
Cette dépression maternelle peut être passée inaperçue de la mère elle-même. Elle peut ne durer que quelques semaines, ou s’installer durablement. L’enfant aura alors à vivre une partie de son existence avec ces micro-traumas en lui, sans en avoir conscience. Sans représentation possible de ces événements, et donc sans remémoration possible.
Les trauma psychiques peuvent aussi concerner des situations dont la réalité factuelle est en partie partageable (mais en partie seulement) : être victime ou témoin d’un accident de la route, d’une agression, subir un viol, etc. Ils peuvent aussi renvoyer à une réalité moins facilement partageable (être victime d’inceste par exemple), voire très difficilement (dans le cas d’un fonctionnement familial incestuel).
Les situations potentiellement traumatisantes (potentiellement, car tous les individus ne réagissent pas de la même façon, en fonction de leur personnalité, de leur préparation…) ont en commun de faire « effraction dans les défenses du psychisme ». Confrontés inopinément et brutalement avec le réel de la mort, surpris, les individus concernés n’ont pas la possibilité d’attribuer un sens à ce qui leur arrive. Dans cette situation, la compulsion de répétition est une mise en acte, une mise en scène qui se substitue aux représentations qui font défaut et aux significations qui pourraient s’y accrocher.
C’est elle qui va également permettre le transfert. En effet, celui-ci s’inscrit précisément dans le cadre de ces répétitions. Il est un déplacement temporel, une actualisation du passé : le transfert consiste en la mise en scène, dans une relation du présent (celle nouée avec l’analyste), d’éléments non symbolisés du passé. Dans cette nouvelle relation, la situation ancienne est répétée et actualisée. Pour cette raison, le choix de son analyste est primordial.
Le transfert dans les psychothérapies psychanalytiques
Un homme se présente au téléphone à un psychothérapeute :
« Je suis très perdu et un peu désespéré. J’ai un traitement antidépresseur depuis plus d’un mois, mais je sens que ça ne suffit pas à me sortir de ce qui m’arrive. En fait je ne sais pas ce qui m’arrive. Je suis marié, j’ai deux enfants. Enfin… J’ai besoin de parler à quelqu’un. Je voudrais un rendez-vous, et on verra par la suite si le courant passe. »
« Si le courant passe » : cette formule est on ne peut plus pertinente pour traduire un des éléments essentiels, une des briques de base de toute entreprise psychothérapique.
Ce courant qui passe (ou ne passe pas) recouvre deux dimensions fondamentales du lien thérapeutique : l’« alliance thérapeutique » (brièvement, les « aspects contractuels » de la relation) et le transfert.
Ces deux aspects du lien thérapeutique sont les meilleurs prédicteurs de la réussite du traitement. C’est pourquoi il est essentiel que le futur patient ait la possibilité de choisir son psychothérapeute. Il faut quelquefois rencontrer plusieurs personnes avant de trouver le ou la psychologue avec qui un lien solide pourra s’établir. C’est un peu l’histoire de Fabienne.
(Re)-présenter et symboliser la réalité
Fabienne a 35 ans lorsqu’elle vient faire une demande de psychothérapie. Elle sait depuis toujours que quelque chose ne tourne pas rond dans son existence et même « dans sa tête », dit-elle. Mais elle ne s’est jamais résolue à faire confiance à un spécialiste.
Si, corrige-t-elle, elle a bien tenté à deux reprises, mais les contacts qu’elle a eus avec les psychothérapeutes qu’elle a consultés se sont avérés à ses yeux catastrophiques : elle lisait, dit-elle, dans leur pensée, plus qu’eux dans la sienne. Après quelques séances, elle avait dû renoncer, déçue comme toujours par ceux qui, alors que c’était leur fonction, se montraient incapables à ses yeux de l’aider, de la comprendre, de l’accompagner.
Fabienne, enfant, a appris à lire et à calculer seule. Elle a très vite sauté deux classes. Après son baccalauréat et deux années de classe préparatoire, elle intègre une école d’ingénieur prestigieuse, puis un laboratoire de physique non moins prestigieux. Un parcours sans faute, pourrait-on dire. Mais Fabienne ne vit pas vraiment. Elle est seule, sans compagnon, sans enfant.
Elle a bien eu des aventures, des amours mêmes, mais cela n’a jamais pu « coller » dans la durée. Dans l’amitié comme dans l’amour, elle se donne, sans réserve, mais elle attend de l’autre la même chose. Ce qu’elle recherche, l’autre ne le lui donne qu’un temps. Dans la durée, elle se confronte à ce qu’elle appelle « sa solitude », sa compagne de longue date. De toujours même.
Enfant, elle cherchait auprès de ses parents, mais aussi de ses frères et sœurs une sorte de protection et de reconnaissance de sa singularité qui jamais ne venait. On lui achetait bien des livres, toujours à sa demande, mais on la laissait seule, trop seule pour qu’elle puisse véritablement donner du sens aux connaissances auxquelles elle aspirait. Aussi a-t-elle le sentiment d’avoir eu une vie intellectuelle et affective remplie de vides.
C’est encore le cas aujourd’hui. Même dans sa vie professionnelle actuelle, elle ne trouve aucune véritable satisfaction, ni intellectuelle ni humaine. Elle est reconnue comme une physicienne de talent, elle sait intuitivement les directions dans lesquelles il faut aller. Elle a, dit-elle, « le sens de la physique », elle fonctionne par « insight » et par démarche inductive. Le volet démonstratif l’intéresse un peu moins, et elle laisse à d’autres le soin de se mettre en avant. Elle tutoie là encore une forme de solitude, refusant de rentrer dans les conflits interpersonnels et les rivalités entre équipes de son laboratoire.
Tout semble fonctionner comme si Fabienne attendait de sa thérapie quelque chose que l’environnement familial d’abord et scolaire ensuite n’avait pas pu/su lui donner, quelque chose qui soit proche de son propre mode de fonctionnement. Elle aurait voulu que les autres agissent également par insight, qu’ils aient une sorte de prescience de ce dont elle avait besoin sans qu’elle ait à en expliciter quoi que ce soit.
C’est aussi l’appel inaudible que Fabienne a tenté de faire passer dans ses précédentes tentatives de thérapie, et qui n’avait pas été (suffisamment) entendu : qu’on la « devine » un peu, sans qu’elle ait besoin de tout expliciter, de tout passer à la moulinette de sa propre intelligence. Lors des entretiens préliminaires avec son nouveau thérapeute, elle a inconsciemment renouvelé cet avertissement, en évoquant ses attentes déçues d’enfant face à une mère trop banalement aimante :
« J’attendais qu’elle me prenne dans ses bras. Mais si j’avais réclamé qu’elle le fasse, l’essentiel aurait été perdu. Il fallait qu’elle devine, que ça vienne d’elle. »
Sans le savoir (et tout en le sachant un peu) cette patiente a reproduit d’emblée, dans la relation avec ce nouveau thérapeute, quelque chose d’essentiel appartenant à son histoire infantile, et traduisant de façon touchante le drame de sa vie actuelle. Avec le « bon » analyste, le transfert s’est accompli.
Ensuite, comme dans toute psychothérapie psychanalytique, le dispositif mis en place favorisera la densification de ce transfert et sa clarification (sa simplification), dans la mesure où les interférences de la réalité externe seront, autant que possible, maintenues à l’extérieur. Une condition nécessaire à la progressive mise en (re)présentation et symbolisation de la réalité vécue par cette jeune femme.
Pour aller plus loin : L. Gadeau, « Être parent aujourd’hui. Comment la psychologie peut vous aider au quotidien », éditions In Press, 2017 ; et L. Gadeau, « Psychanalyse de l’acte éducatif et de soin. Une théorie du temps psychique », Érès éditions, 2014.
Ludovic Gadeau, Docteur en psychopathologie, enseignant-chercheur, psychothérapeute, Université Grenoble Alpes - Shutterstock
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